La Presse Pontissalienne 127 - Mai 2010

SOCIAL

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La Presse Pontissalienne n° 127 - Mai 2010

SUICIDES

Reportage dans l’entreprise Le mal-être des salariés France Télécom est bien réel Comment les salariés vivent au quotidien la situation sociale qui s’est dégradée au fil des années chez France Télécom. Les tensions se sont encore renforcées suite au suicide d’un salarié bisontin qui a donné lieu à l’ouverture récente d’une information judiciaire par la justice.

“B onjour M. X, je me pré- sente, je suis M. Y, et je m’occuperai personnelle- ment de votre problème.” Dix fois, vingt fois, trente fois les mêmes phrases, débitées dans le même ordre, en suivant scrupuleusement ce que dans le jargon les opérateurs appellent “le scripte” , cette feuille de papier posée à côté de leur ordinateur et qu’ils doi- vent suivre à la lettre. Bienvenue dans le monde stéréotypé du “39 00”, la pla- te-forme de dépannage à distance de chez Orange-France Télécom à Besan- çon. Comme PhilippeTrimaille, ils sont une centaine à être membres de cette U.A.T. (comme “unité d’assistance tech-

d’hui, 80 % de nos trafics sous-traités à des prestataires privés sont dans des plates-formes à bas coût de main- d’œuvre” déplore Jacques Trimaille, délégué syndical territorial Sud. Ce sentiment de coupure et de “robo- tisation” est vraiment palpable chez ses salariés bisontins. Et le cœur du problème est vraiment là selon eux. “Sur la plate-forme ici, plus de 50 % du personnel faisait du recouvrement de factures. Ils ont basculé du jour au len- demain sur le réglage des problèmes Internet.Trois d’entre eux se sont retrou- vés à l’hôpital psychiatrique de Novil- lars pour plusieurs mois. Ce sont des méthodes de management sont déplo- rables” ajoute Gilbert Besson, repré- sentant syndical au C.H.S.C.T. (comi- té d’hygiène,de sécurité et des conditions de travail). Selon la plupart des salariés de Fran- ce Télécom dans le Doubs, la malaise remonte à “une douzaine d’années” , à l’époque où l’ancien P.D.G. du groupe Michel Bon avait proposé à de nom- breux salariés un plan de départ plu- tôt avantageux, le C.F.C. (congé de fin de carrière). Ils ont été très nombreux à profiter de ce départ à 55 ans, “30 000 à 40 000 personnes” selon les syndicats, mais “sans être remplacées. FranceTélé- coma été un laboratoire grandeur natu-

re de la réforme de la fonction publique” estime Jacques Trimaille. Sur la plate-forme du “39 00”, “rien n’a changé affirme PhilippeTrimaille. Tou- jours les mêmes pratiques des respon- sables d’équipe qui surveillent le nombre d’appels pris, la qualité du service ren- du, les solutions au premier appel…” Depuis le déclenchement de la crise chez FranceTélécom, on ne parlait plus “d’objectifs” à atteindre, mais “d’indicateurs.” “Depuis peu, on nous reparle à nouveau d’objectifs à travers un ce qu’ils appellent la P.I.C. perfor- mance individuelle comparée”.Tous les mois, on nous donne les chiffres faits par d’autres équipes” ajoute Jacques Trimaille. Certains salariés des plates- formes téléphoniques dénoncent ce “management par la terreur. C’est invi- vable” dit l’un d’eux qui dénonce le “marquage à la culotte des petits chefs. Et eux-mêmes subissent la même ter- reur de la part du N + 1” comme on dit dans le jargon interne. Au pôle technique, mêmes dérives dénoncées : “On nous a mis un indica- teur de prestation de chiffre d’affaires, c’est-à-dire que l’on nous incite claire- ment à provoquer des interventions qui donneront lieu à facturations pour les clients. “Vous devez facturer” , voilà le mot d’ordre” se plaint Gilbert Besson.

Ces deux salariés syndiqués de France Télécom dénoncent comme d’autres la dégradation des conditions de travail.

Et au final, ce sont aussi les abonnés France Télécom qui trinquent. Les mêmes constats sont dressés dans les agences commerciales : “On nous incite à vendre mais vendre à qui ? À la petite vieille qui ne saura jamais se servir du téléphone qu’on l’incite à prendre ?” interroge ce salarié. De son côté, la C.G.T. estime aussi que “la situation de souffrance perdure aujourd’hui encore, il s’agit maintenant de l’éradiquer.ÀOrange, les cadres n’ont pas d’autonomie, il faudra leur en don- ner ainsi que des objectifs clairs pour faire disparaître les risques psycho- sociaux dans l’entreprise.” Le seul point positif que les salariés retiennent de ces derniers mois depuis le déclenchement de la “crise”, c’est que France Télécom se met à nouveau à recruter du personnel : 7 embauches récentes à Besançon, 3 à Dijon. Pascal Perruche, délégué du personnel à l’unité d’intervention basée rue Gay- Lussac à Besançon, travaillait aux côtés de Nicolas, le trentenaire qui s’est sui- cidé en août dernier à Besançon. “On se voyait tous les matins…” dit-il. Natu- rellement, ce drame estival n’a fait que

renforcer le sentiment des salariés bisontins. “Un autre collègue de Dole s’était suicidé un samedi matin à l’issue d’un entretien avec sa hiérarchie.” Ces deux Francs-Comtois comptent par- mi les 35 nouveaux salariés à s’être suicidé entre 2008 et 2009. Pour 2010, la liste morbide s’est encore allongée de plus d’un suicide par mois. Depuis ces drames et l’ouverture d’une information judiciaire pour “homici- de involontaire” par le procureur de la République de Besançon, les syn- dicats attendent beaucoup. Le C.H.S.C.T. de France Télécom a deman- dé une expertise extérieure sur la situation locale et a livré ses pistes de réflexion. Aujourd’hui, à Besan- çon, on attend de pied ferme que des plans d’actions et de prévention pré- cis soient mis en œuvre. La direction l’a promis pour le courant du mois de mai. Tous espèrent que le climat social changera vite au sein du groupe Fran- ce Télécom. “On ne sent toujours pas un changement d’état d’esprit” déplo- rent en chœur les salariés rencontrés sur le site de Planoise. J.-F.H.

nique”) basée à Pla- noise. Parfois vous aurez la chance de tomber sur eux, mais la plupart du temps, c’est sur une plate-for- me située à l’autre bout de la France, voire au Maghreb et même à Madagascar que votre interlocuteur sera basé. Il répétera les mêmes phrases et le sentiment de proxi- mité sera toujours aus- si absent… “Aujour-

Le “marquage à la culotte des petits chefs.”

RÉACTION

Le directeur régional de France Télécom “On remet le salarié au centre des préoccupations”

Très discret ces derniers temps, le directeur régional de France Télécom a accepté de répondre aux questions de La Presse Pontissalienne. Avec les instructions du groupe France Télécom sous les yeux en guise de pense-bête, il déroule les différentes actions que l’opérateur a commencé à mettre en place pour retrouver la sérénité perdue.

3 500 sont prévus cette année sur le territoire national. Par exemple, 9 techniciens sont en cours de recrutement sur laBour- gogne-Franche-Comté. Lesmobi- lités ne se feront plus que sur la base du volontariat. Exemple à Sochaux où au lieu de fermer un site, nous y avons amené une nouvelle activité. Par ailleurs, nous donnerons plus d’autonomie à nos managers d’équipes et aux vendeurs en boutique. Plus de confort au travail avec le réta- blissement par exemple de locaux où on peut prendre le café. Nous mettons en place un plan spé- cifique pour identifier les per- sonnes les plus fragiles ainsi qu’un nouveau mode de pilota- ge de la performance en aidant notamment les salariés à mieux gérer les relations avec la clien- tèle. Au final, il s’agit de remettre le salarié au cœur de nos pré- occupations. L.P.B. :Vous êtes aussi pris par les exi- gences de vos actionnaires… D.B. : Il est clair aussi que nous ne pouvons pas négliger nos actionnaires. Par rapport à l’endettement de France Télé- com, il y avait la nécessité d’une gestion financière très serrée de l’entreprise. Là, on revient à des niveaux d’endettement accep- tables. Propos recueillis par J.-F.H.

techniques sur une plate-forme d’assistance technique, c’est compli- qué pour lui ? D.B. : Nous sommes dans un uni- vers en forte évolution. France Télécom a connu le mariage des télécommunications et de l’informatique et sur un réseau public où on doit faire passer beaucoup de services complexes (Internet, téléphone, télévi- sion…). Le diagnostic est par- fois compliqué pour les agents en effet. L.P.B. : Vu sous l’angle du client Fran- ce Télécom, on a l’impression que les salariés,notamment des plates-formes d’assistance, ont été déshumanisés. D.B. : La solution de facilité aurait été pour France Télécom de fai- re des plans de licenciements, nous n’avons pas voulu et sou- haité accompagner tous nos sala- riés vers ces évolutions techno- logiques en développant des outils pour eux, certes un peu stéréotypés, mais nous sommes en train d’assouplir ces outils. C’est un chantier d’envergure qui entre dans le cadre du “nou- veau France Télécom” qui est en train de se mettre en place. L.P.B. : Que réserve le “nouveau Fran- ce Télécom” ? D.B. : Nous avons pris huit enga- gements principaux. Parmi ceux- ci, une politique de recrutement :

L a Presse Pontissalienne :La justi- ce locale ouvre une information judiciaire pour“homicide involon- taire par imprudence”à l’égard de Fran- ceTélécom. Que vous inspire cette qua- lification inédite et très forte ? Daniel Bonnet : La justice est sai- sie, nous nous tenons à sa dis- position et naturellement je ne peux pas apporter de commen- taire sur cette action en cours, mais j’affirme que les choses sont en train de changer à France

ont été mis en place localement. Nous avons par exemple repen- sé la fonction managériale en redonnant des marges de manœuvre aux managers d’équipes. Sur les objectifs indi- viduels, nous prenons désormais en compte la montée progressi- ve du savoir-faire des salariés. Nous avons fait en sorte de reconstituer un environnement de travail plus positif qui per- mette unmeilleur équilibre per- sonnel. L.P.B. : En autorisant à nouveau les salariés à épingler des photos de famil- le à leur bureau, ce qui avait été inter- dit… D.B. : Par exemple, mais il y a d’autres choses comme la déci- sion de supprimer les mobilités pour les salariés qui sont àmoins de trois ans de la retraite. On a permis aussi le télé-travail pour certaines équipes qui ont été obligées de changer de site. L.P.B. :Vous reconnaissez par exemple que le fait de parachuter un salarié qui au départ n’a pas les compétences

importants. Dans un domaine où la technologie évolue très rapidement, la concurrence est exacerbée et en plus, nous sommes dans un domaine très régulé qui nous met des boulets aux deux pieds. De plus, il y a dix ans, France Télécom a contracté une dette très impor- tante par nécessité d’investir (avec notamment le rachat d’Orange), si bien qu’on a connu une marche forcée de transfor- mation. Conséquence : des sala- riés se sont trouvés en difficul- té parce qu’il a fallu nous réorganiser pour être plus effi- caces et plus compétitifs. Point supplémentaire : des départs en retraite n’ont pas forcément été remplacés. L.P.P. : Les salariés remettent en cau- se les méthodes de management ! D.B. : Ce sont ceux par exemple qui faisaient partie des équipes de recouvrement de facture qui ont dû se reconvertir à l’assistance technique. C’est vrai que ce genre de changements est parfois difficile à vivre, une

certaine frange de salariés n’est pas arrivée à gérer ces change- ments, c’est exact. L.P.P. :L’encadrement“social”des sala- riés était si défaillant que cela ? D.B. : Localement, on a mis en place une médecine du travail, une assistante sociale, une ins- tance d’écoute des salariés et d’aide pour les managers, mais manifestement, ça n’a pas suf- fi. Il faut aller plus loin. Par exemple, dès l’automne dernier, nous avons renforcé les équipes de ressources humaines en recru- tant trois personnes de proxi- mité, on a aussi permis des négo- ciations locales pour accompagner des salariés en cas de changement de poste. Dès septembre, nous avons arrêté les mobilités, elles ne sont plus que sur la base du volontariat. Je pense que le dialogue social est en train d’être renoué. L.P.B. : Apparemment, à entendre les salariés dépités, tout cela ne suffit pas… D.B. : Plusieurs autres chantiers

Télécom. Cela prendra encore du temps mais les premières mesures sont prises. L.P.P. : Vous recon- naissez donc qu’il y a un sérieux malai- se ? D.B. : Il s’explique essentiellement par le fait que l’entreprise est soumise depuis quelques années à des enjeux très

“Le dialogue social est en train d’être renoué.”

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