La Presse Bisontine 275 - Avril 2025

6 L’interview du mois

Avril 2025

RESSOURCE EN EAU

Daniel Gilbert

“Il n’y a pratiquement plus de rivières en bon état en Franche-Comté” Enterrement de la Loue, mortalité piscicole, assec estival du Doubs, plan rivières karstiques… Régulière ment, la problématique de l’eau refait surface et engendre questions et angoisses. Daniel Gilbert, scientifique et professeur d’écologie, fait le point sur l’état des rivières et de la ressource en eau dans le département.

D aniel Gilbert, vous êtes pro fesseur d’écologie à l’Uni versité de Franche-Comté, spécialiste des zones humides, notamment des tourbières. Quel regard, en tant que scientifique, portez-vous sur l’évolution de la ressource en eau dans le département ? Daniel Gilbert : Globalement, il y a un problème physique d’écoule ment des eaux, un problème chi mique de pollution des eaux toxiques et de pollution des eaux d'éléments nutritifs, et un pro blème biologique avec des orga nismes qui meurent et sont éven tuellement remplacés par des espèces invasives. Le point crucial, le plus important, concerne la vitesse de l’écoulement des eaux. C’est la face cachée du cycle de l’eau. La nature a besoin d’eau, elle fait tout ce qu’elle peut pour retenir l’eau. Il faut que l’écoule ment de l’eau soit le plus lent pos sible pour maintenir la vie. Trop d’eau n’est pas gênant pour la nature, plus d’eau, c’est la mort.

méga-bassines. L’essentiel des eaux se trouve dans les sols et les zones humides. Vous avez participé à Ornans, à un débat organisé le samedi 22 mars à l’occasion de la manifestation L’enterrement de la Loue pour alerter sur la mortalité piscicole. Quel est l’état de nos deux rivières emblé matiques, la Loue et le Doubs ? D.G. : La Loue, au départ, est en bien meilleur état que le Doubs. Elle est moins affectée par les acti vités humaines et les apports industriels. Mais la Loue est une rivière très emblématique en Europe pour sa richesse piscicole. Mais c’est une rivière qui est obèse. L’eau est polluée avec des conta minants toxiques (des molécules, des hydrocarbures, ce qu’on utilise dans nos maisons, les métaux). Et il y a les éléments nutritifs. Les végétaux ont besoin de trouver un engrais, de l’azote et du phos phore. Cet engrais peut être chi mique ou organique. Toutes les plantes en ont besoin mais s’il y en a trop, il y a eutrophisation.

La nature est créée pour retenir l’eau. Que fait l’homme ? Quand l’eau tombe, il fait tout pour qu’elle parte le plus vite possible à la mer. L’eau en serpentant va aller trois fois moins vite, par exemple. Résul tat : quand les pluies sont de plus en plus fortes, on accélère le cycle de l’eau. Quand on se rapproche de la mer, on arrive à des inonda tions gigantesques. Il y a ce qu’on appelle l’aléa cli matique, il va pleuvoir de plus en plus fort. On n’y peut plus grand chose malheureusement. Et puis, il y a ce qu’on appelle la vulnéra bilité : on n’est pas du tout adapté à ce changement climatique. Depuis les années 1970, on a détruit les paysages hydriques français, on a détruit la capacité des paysages français à retenir l’eau. Donc quand il pleut, il y a des inondations, quand il ne pleut plus, il y a des sécheresses. Il faut mettre en place une réflexion sur la rétention d’eau dans les sols et les zones humides. Attention, la rétention d’eau, ce n’est pas les

Comme la production agricole est plus intensive qu’avant, il y a plus de déjections de vaches, plus de fourrage, plus d’engrais chimique. Ça fait pousser les végétaux mais il y a des pertes. Une partie de cette nourriture pour plantes déborde et se retrouve dans le cours d’eau, comme l’eau de pluie part trop facilement dans les rivières. Or, la Loue est une rivière avec peu d’éléments nutritifs natu rellement, elle a une eau claire, oxygénée. Le fond devrait être relativement clair mais les sédi ments se gavent d’azote. C’est un phénomène progressif depuis les années 60-70. Le système biolo gique en quelque sorte vomit. Il y a tellement de pollution organique que les poissons tombent malades et meurent. Quand on voit la mor talité piscicole, ça fait longtemps que c’est trop tard. On ne peut pas enlever du jour au lendemain les éléments nutritifs. Il faut des décennies pour revenir à un état écologique normal. C’est dur pour les agriculteurs, ils font des efforts,

mais ils ne verront les résultats que dans 10-15 ans. Le Doubs est-il dans la même situation ? D.G. : Le Doubs a la même problé matique voire pire, il est en bien plus mauvais état. Globalement, les rivières comtoises sont en mau vais état. Il n’y a pratiquement plus de rivières en bon état en Franche-Comté. Elles le sont plutôt dans le Jura en altitude. Ou par exemple, l’Ognon dans sa partie vosgienne. Les rivières se dégra dent parce que les paysages hydriques sont abîmés. Les pay sages hydriques ont aussi la faculté, quand l’eau s’écoule len tement, d’épurer avant d’arriver à la rivière. C’est le double effet Kiss cool : quand on a un système d’écoulement des eaux en bonne santé à l’échelle du paysage, on a à la fois une régulation du débit et une auto-épuration qui fait que les rivières sont en meilleur état. La reconstruction des paysages hydriques va prendre des dizaines d’années. Mais c’est une question de survie, ce n’est pas une question de “oh, c’est mignon pour les éco logistes.” Soit on est capables de remettre en état le paysage hydrique, soit tout le monde le paiera cash. D.G. : C’est tout : le cours d’eau, la forêt, les cultures. Quand il pleut beaucoup et que vous passez dans un champ labouré, l’eau forme une énorme rigole. Avant, c’était une petite zone humide avec un ruis seau temporaire. Tous ces sys Qu’entendez-vous exactement par pay sage hydrique ?

tèmes-là sont ultra-importants dans le fonctionnement général de l’eau. S’il y a une petite pollution, et que ça passe dans le ruisseau temporaire, ça épure. On a détruit tout ça. Quand il pleut, ça part à la rivière très vite alors que ça devrait être retenu. Dans notre système agricole, c’est une gêne, ça coûte de l’argent. Quel levier avons-nous ? D.G. : C’est un problème global qui ne peut être traité que globalement à l’échelle du territoire. Attention, l’essentiel de l’eau n’est pas celle que vous pouvez mettre dans un verre. L’essentiel de l’eau, c’est l’eau verte, celle qui humidifie les sols, qui se trouve dans les zones humides, dans les plantes. On ne peut pas la toucher. Par exemple, quand on soulève une pierre, on voit que c’est un peu humide même en plein été, c’est de l’eau verte. Et c’est l’eau, de loin, la plus impor tante. Tant qu’on ne s’occupera pas de l’eau verte, l’eau bleue aura des problèmes et on en aura de moins en moins. Le problème de l’eau, c’est la chaleur et le vent, pas la pluie. Plus il fait chaud, plus l’eau s’évapore, moins elle arrivera à la rivière. C’est la raison pour laquelle le Doubs ne coule plus régulièrement en été. Non pas parce que le Doubs aurait un problème magique à un endroit donné mais parce que l’eau verte tout autour de la rivière sur des kilomètres devrait rester et s’écou ler dans la rivière, ce qui fait qu’il y avait de l’eau. Elle s’évapore avant même d’arriver dans le cours d’eau parce qu’il fait plus chaud.

Zoom Quel bilan pour le Plan rivières karstiques ?

I l y a deux ans, le plan Rivières karstiques était lancé. Son objectif : retrouver une qualité des eaux des rivières karstiques et préserver la ressource tout en intégrant les enjeux du

changement climatique. Le 20 mars, la Pré fecture, le Département, l’Agence de l’eau, les E.P.A.G.E. Haut-Doubs Haute-Loue et Doubs Dessoubre ont constaté les travaux effectués

sur la Rêverotte à Bretonvillers, menés par l’E.P.A.G.E. Doubs Dessoubre. D’un montant de 450 000 euros, ils ont permis d’effacer des barrages qui retenaient la pollution, d’enlever des buses pour permettre aux poissons de remonter et de reméandrer à la source. L’eau s’épure beaucoup plus facilement. “Le plan Rivières karstiques a permis la mobilisation de moyens financiers importants avec des résultats significatifs notamment au niveau des mises en conformité des fromageries dans la gestion de leurs effluents” , a souligné le préfet Rémi Bastille. Depuis 2022, 20 millions d’euros de subventions ont été financés par l’Agence de l’eau dans le périmètre du plan Rivières karstiques pour la réduction des pollutions et la restauration des fonctionnalités des milieux naturels. Le Dépar tement a apporté 6 millions d’euros d’aides départementales et a soutenu 42 millions de travaux pour améliorer l’eau potable et l’assai nissement. Il accompagne aussi les agriculteurs pour limiter la tension sur le réseau d’eau et les intrants agricoles dans le sol, notamment avec l’arrêt de subvention pour les systèmes tout lisier. n

Le 20 mars dernier, le Préfet, accompagné des présidents des E.P.A.G.E. Haut-Doubs Haute-Loue et Doubs Dessoubre, du Département et de l’Agence de l’eau, a pu observer les travaux effectués sur la Rêverotte à Bretonvillers.

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