La Presse Bisontine 246 - Décembre 2022
Le dossier 21
La Presse Bisontine n°246 - Décembre 2022
l Interview
Le directeur territorial de Pôle Emploi “Réduire l’emploi à un raisonnement mécanique est une sorte de paresse intellectuelle”
Directeur territorial de Pôle Emploi, Jean-François Locatelli commente les bons chiffres actuels de l’emploi et le corollaire qui accompagne cette situation avec une pénurie de main-d’œuvre handicapante pour les entreprises.
L a Presse Bisontine : Quelle est la situation de l’emploi dans le bassin de Besançon ? Jean-François Locatelli : Dans la zone d’emploi de Besançon, le taux de chômage au deuxième trimestre 2022, derniers chiffres disponibles, est de 6,1%. Il est encore en baisse de 0,3 point par rapport à lamême période il y a un an. À l’échelle du Doubs, ce taux de chômage est de 6,8%, contre 7,4%un an aupa ravant. Sur la zone d’emploi de Besançon, comme à l’échelle départementale, on retrouve des niveaux d’emploi comparables aux années 2007-2008 avant la crise des subprimes, et un taux de chômage particulièrement bas. On n’est pas encore au plein emploi, mais on s’en approche. L.P.B. :Raison pour laquelle les employeurs ont tant de mal à embaucher ? J.-F.L. : Quand on est à ce niveau là de chômage, ceux qui restent sur le carreau sont les plus éloi gnés de l’emploi et dans ces cir constances, il y a un vrai problème de temporalité. Ces personnes, souvent au chômage depuis plus d’un an, ne sont pas immédiate ment employables, elles ont besoin d’être accompagnées plus préci sément sur un diagnostic d’abord, sur de la formation ensuite, et enfin sur de l’emploi. Pour tout ce processus, il faut plusieurs mois, alors que les besoins en termes de main-d’œuvre sont immédiats. D’où ce décalage iné vitable dans les chiffres de l’emploi et les difficultés pour les employeurs de recruter vite. L.P.B. : Des employeurs s’étonnent sou vent de ne pas trouver de main-d’œuvre alors qu’il y a encore des demandeurs d’emploi inscrits à Pôle Emploi. Que leur répondez-vous ? J.-F.L. : Que cette question de tem poralité est un obstacle réel. Un employeur qui a besoin d’un chef de chantier aura beaucoup demal à en recruter un directement, jus tement parce que les personnes qui sont encore à l’heure actuelle demandeuses d’emploi ne sont pas employables à ces postes-là. Nous encourageons dans ce contexte àmiser sur les ressources internes. Un carreleur qui a une certaine expérience au sein d’une entreprise pourrait être promu chef de chantier, et que l’entreprise embauche alors un apprenti ou un carreleur débutant. C’est toute la difficulté actuelle. Il faut bien avoir à l’esprit que quelqu’un qui n’a pas travaillé depuis plusieurs années, ou très peu, ne peut pas en un instant occuper un poste dans une entreprise. La perte de
roue qui tourne et quand on est sur le manège, on n’a pas trop de difficulté de passer d’un siège à l’autre. Mais quand on est en dehors, c’est beaucoup plus difficile à gravir lemarchepied et à remon ter sur lemanège.Mais nos efforts paient, et même si on a plus de mal à le faire baisser, le chômage de longue durée est également en forte baisse. L.P.B. : Dans quelles proportions ? J.-F.L. : Sur la zone d’emploi de Besançon, le nombre de deman deurs d’emploi inscrits depuis plus d’un an a baissé de 16 % en un an. Ce sont à peu près les mêmes proportions au plan départemental avec une baisse de 16,2 %, alors que la baisse pour les inscrits de moins d’un an était de - 2,5 %. Proportionnellement, la baisse du nombre de demandeurs d’emploi de longue durée est donc plusmar quée. Nos efforts paient car on va chercher de plus en plus les gens éloignés de l’emploi. L.P.B. : Par quel genre de méthodes ? J.-F.L. : Par des opérations spéciales comme celle que l’on a démarrées il y a quelques jours et qui va cou vrir une bonne partie du territoire. Baptisé le “C.A.P.E.B. Tour”, il est organisé en partenariat avec la C.A.P.E.B., la chambre des arti sans du bâtiment, et consiste à organiser des rencontres entre nos services sur le terrain et les artisans pour tenter de trouver des solutions à leurs problèmes de recrutement. On sait que 81 % des employeurs qui font appel à nos services se déclarent satisfaits. Il nous reste à convaincre et satis faire les 19 % restants qui mécon naissent peut-être l’étendue de nos services ou qui ont eu par le passé une mauvaise expérience. Il faut aussi que les employeurs aient conscience “qu’on n’attire pas les mouches avec du vinaigre” et, pour reprendre l’exemple d’un carreleur, si un employeur poste une annonce avec une offre à 1 500 euros mensuels dans le Haut-Doubs par exemple, ça ne peut pas fonctionner… Nous avons aussi toute une batterie d’outils à leur service. L.P.B. : Lesquels ? J.-F.L. : Par exemple des opérations d’immersion d’un ou deux jours dans une entreprise pour tenter de mettre le pied à l’étrier des demandeurs d’emploi. Et ça marche. On a aussi des outils pour que les entreprises accèdent à des financements de formations à destination de ceux qui entre raient en emploi, des outils de
confiance intervient souvent chez ces demandeurs d’emploi, sans parler de la technicité des métiers qui évolue sans cesse. Tout cela explique la relative inertie actuelle dumarché du travail. Plus on est éloigné de l’emploi, plus le pro cessus est long. L.P.B. : Certains métiers ne trouvent même plus preneurs, même pour des emplois peu qualifiés. Pourquoi ? J.-F.L. : On touche là la question de l’attractivité des métiers. Les branches professionnelles font depuis quelques années de gros efforts pour montrer toutes les facettes de leurs métiers, je pense notamment auxT.P.,mais il existe encore un delta trop important entre ce qu’on voit de ces métiers au bord des routes et la réalité de ces métiers qui sont d’une grande diversité. Les actions menées par les branches portent leurs fruits, hélas pas suffisam ment. Il y a un autre obstacle au plein-emploi, il est géographique. L.P.B. : C’est-à-dire ? J.-F.L. : Dans les zones très rurales, il manque forcément des emplois. Même si Pôle Emploi s’attache à travailler de plus en plus en proxi mité avec ces territoires, il y a une réalité sociale qui fait que pour une série de problèmes concrets (garde d’enfant, pro blèmes de santé, manque de moyens pour disposer d’un véhi cule), il est difficile voire impos sible pour de nombreuses per sonnes d’aller capter un emploi ne serait-ce qu’à 15 kilomètres de leur domicile. On travaille acti vement pour lever ce genre de freins,mais il reste des situations très compliquées et des obstacles très difficiles à lever. Certains élus ou chefs d’entreprise pensent qu’il y a un côté mécanique dans l’emploi et qu’il suffit de mettre quelqu’un en face d’une offre d’em ploi pour que ça fonctionne. Ce n’est pas la réalité. Réduire l’em
Jean-François Locatelli est directeur territorial de Pôle Emploi en charge des départements du Doubs et du Territoire-de-Belfort.
bonne dizaine de D.P.A.E. Sur ce nombre, 8 % seulement étaient des C.D.I., 33 % des C.D.D. et plus de 55 % d’intérim. À l’échelle du Doubs, on a comptabilisé 412 000 D.P.A.E. Nous sommes sur un marché très dynamique, mais si on observe de plus près, au vu du nom d’embauches en intérim, on peut se dire aussi que les pers pectives pour 2023 sont indécises pour de nombreux employeurs qui privilégient l’intérim aux embauches en C.D.I. L.P.B. : Comment Pôle Emploi réagit à la concurrence des sites et autres applis de recrutement ? J.-F.L. : En tant que service public de l’emploi, notre politique est claire : nous servons d’agréga teurs.À ce titre, nous avons d’ail leurs conventionné avec les prin cipaux réseaux d’agences temporaires dont nous relayons les annonces. Nous ne sommes pas dans une logique concurren tielle, y compris avec des sites dont nous relayons également les annonces.On travaille aussi beau coup sur les outils numériques, les réseaux sociaux, l’idée étant de multiplier les atouts pour les entreprises et pour les deman deurs d’emploi. Nous y allons à fond, pourvu que notre travail soit au service de l’emploi. L.P.B. : Le gouvernement évoque la pos sibilité de créer des titres de séjours pour lesmigrants qui viendraient occuper des emplois en tension. C’est une bonne chose ? J.-F.L. : Je ne suis pas habilité à commenter des projets politiques mais de manière générale, nous recevons toutes les demandes d’emploi dès que la personne a
formation préalable au recrute ment qui sont peut-être insuffi samment connus. J’ai aussi l’ha bitude de dire aux chefs d’entreprise que les ressources humaines, c’est un peu toutes proportions gardées comme l’im mobilier : c’est de l’investissement à long terme. L’apprentissage, les contrats de professionnalisation, les immer sions, les actions de formation préalables au recrutement (A.F.P.R.), les contrats aidés, les emplois francs dans les quartiers prioritaires de Besançon, etc. En mettant en musique avec les employeurs tous ces outils, je pense qu’il y a possibilité de faire encore mieux pour lutter contre l’actuelle pénurie de main-d’œu vre. Il y a d’autres actions plus récentes comme le “Plan tension” actionné dans les domaines de l’hôtellerie, du transport et des services à la personne avec les branches concernées et qui nous permettent de capter dans nos fichiers des personnes rapidement employables. Ce plan lancé en octobre a été pensé pour répondre aux besoins immédiats des entre prises qui peinent à recruter. L.P.B. : Quel est le niveau des offres d’emploi ? J.-F.L. : Le nombre d’offres d’emploi collectées par nos services sur un an dans la zone d’emploi de Besançon s’élève à 18 664. C’est une hausse de 34,2 % par rapport à l’année dernière. Et toujours sur la zone d’emploi de Besançon, on a compté 229 559 déclarations préalables à l’embauche (D.P.A.E.) sur 12mois, sachant qu’unemême personne en intérim par exemple peut cumuler à elle seule une
une autorisation administrative, c’est le cas récemment pour les personnes venues d’Ukraine. Pour cette éventuelle nouvelle mesure, nous restons dans notre logique : la première compétence attendue par les employeurs est lamaîtrise de la langue française. Et les mêmes fondamentaux que sont le savoir-faire et également le savoir être. L.P.B. : Et le projet de réforme de l’as surance-chômage qui exclurait des allo cations les demandeurs qui refuseraient trois offres ? J.-F.L. : Des dispositifs existent déjà sur le sujet, comme les pos sibilités de sanctionner certaines personnes. Si une réforme est votée, on l’appliquera. L.P.B. : En conclusion, comment défini riez-vous le marché du travail dans le Grand Besançon ? J.-F.L. : Dans marché du travail, il y a le terme travail, mais il y a aussi marché : ce qui signifie que quand l’offre de compétences se raréfie, le marché bénéficie plus aux demandeurs d’emploi. C’est le cas actuellement et cela peut enmême temps créer de la concur rence entre employeurs. La situa tion peut rapidement s’inverser et le marché du travail peut bas culer en faveur des employeurs. Ce n’est pas encore le cas. Mais c’est la raison pour laquelle nous sommes obligés, en tant que ser vice public de l’emploi, de sans cesse adapter notre travail, tout comme les employeurs sont contraints de gérer la question de l’emploi de manière évolutive, également en fonction de la situa tion du moment. n Propos recueillis par J.-F.H.
ploi à un raisonne ment mécanique est une sorte de paresse intellec tuelle. L.P.B. : Quelle est la part de ces demandeurs d’emploi de longue durée ? J.-F.L. : Près de 50 % des demandeurs d’emploi du terri toire sont inscrits depuis plus d’un an. L’emploi est un peu à l’image d’un manège. C’est une
“On n’est pas encore au plein emploi, mais on s’en approche.”
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