La Presse Pontissalienne 300 - Janvier 2025
6 L’interview du mois
Janvier 2025
BIODIVERSITÉ
Patrick Giraudoux
“Il faut le dire : on doit manger moins de viande !” Patrick Giraudoux est professeur d’écologie à l’Université de Franche-Comté. Le scientifique a participé aux côtés de 164 autres auteurs à la rédaction du rapport de l’I.P.B.E.S. (Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques) Nexus, couramment appelé le G.I.E.C. de la biodiversité.
L’ I.P.B.E.S. existe depuis 2012, 11 réu nions plénières ont déjà eu lieu avec les représentants des 147 États mem bres. Le dernier rapport d’évaluation sur les liens entre la biodiversité, l’eau, l’alimentation et la santé - connu sous le nom de rapport Nexus (nœud en anglais) et auquel vous avez participé, a été présenté en décembre dernier en Namibie. Quel changement apporte t-il par rapport aux précédents rapports ? Patrick Giraudoux : Le rapport est intitulé ainsi : “Affronter ensemble cinq crises mondiales interconnectées en matière de biodiversité, d’eau, d’alimentation, de santé et de changement climatique”. Il s’agit du rapport le plus complexe à cause de toutes les relations entre les éléments. Toute une série de rapports précédents était basée sur un seul axe, comme la chute de la biodiversité. On a vu que l’ap proche en silo est un relatif échec, on traitait séparément l’agriculture, l’ali mentation, l’eau, la biodiversité, la santé. Il faut décompartimenter et mettre en relation les différents aspects du Nexus. Initialement, j’ai été retenu pour parti ciper à cause de mes activités pluridis ciplinaires de recherches. Puis, j’ai pris plutôt un rôle de leader sur les aspects biodiversité et santé. J’ai participé plus particulièrement à la rédaction du cha pitre 1 de cadrage. Le rapport fait 1 700 pages, se base sur 6 500 publications scientifiques et a réuni 165 scien tifiques. Quel est son objectif ? P.G. : C’est un rapport sur l’état des connaissances scientifiques sur les liens entre biodiversité, eau, alimentation santé, dans le cadre du changement cli matique. Il est accessible à toutes et tous, ensuite, c’est aux gouvernements de choi sir les actions à mener. Le rapport est
de beaucoup d’espèces végétales et ani males. Il faut le dire : on doit manger moins de viande mais la monoculture de céréales en agriculture conventionnelle utilise beaucoup de pesticides, des engrais azotés de synthèse, le labour intensif décarbone les sols, et les conséquences en sont un rejet de gaz carbonique, de protoxyde d’azote (deux gaz à effet de serre) et la pollution de l’eau. Aborder le problème du réchauffement climatique sans tenir compte de la biodiversité et de la santé ne fonctionne pas, il faut tout considérer en même temps. Depuis quand appliquez-vous cette approche Nexus dans vos recherches ? P.G. : Je l’ai toujours pratiquée. Ma thèse au début des années 1990 portait sur la transmission d’une maladie parasitaire, l’échinococcose alvéolaire, dans le Doubs. Pourquoi cette transmission ? Parce que la population de rongeurs était abondante. Elle l’était en conséquence d’un certain nombre de changements de pratiques pendant les Trente Glorieuses. J’ai donc travaillé avec le monde agricole pour comprendre ces changements, avec les médecins pour comprendre les facteurs de risque chez les humains, les vétéri naires pour comprendre le portage du parasite chez le renard. Tout de suite, on a pensé système et pas seulement un élément. L’approche Nexus est-elle entrée dans les mœurs de la société, ou du moins dans les esprits ? P.G. : Dans les années 1990, c’était une approche totalement exotique. Dans le monde scientifique, elle s’impose main tenant. Mais peu de gens savent le faire bien. On s’aventure en bordure de sa dis cipline, on n’a pas toujours l’envie, ni les moyens. Côté politique, on est encore dans le monde d’avant. On le voit dans le monde de l’agriculture, tout le monde est rétif à aller vers l’agroécologie. Beaucoup de politiques et d’organismes agricoles défendent un modèle qui a eu ses vertus dans l’après-guerre mais qui est maintenant dépassé. Dans certaines régions, bien qu’ils travaillent 15 heures par jour, 7 jours sur 7, beaucoup d’agri culteurs n’arrivent pas à dégager un revenu décent. Plutôt que de trouver des solutions Nexus, on les précipite pourtant sur des solutions d’agriculture conven tionnelle intensive, qui les ont conduits dans cette situation. Dans le domaine de la santé, nous avons l’exemple du Covars (Comité de veille et d’anticipation des risques sanitaires) créé après le choc Covid-19. Quand il a été mis en place, la lettre de mission était de travailler dans le cadre d’Une seule santé (One Health). C’est un Nexus : trouver des solutions pour optimiser la santé humaine, animale, des plantes et des écosystèmes conjoin tement. L’année dernière, les plans Santé environnement régionaux ont été renou-
nomes, des vétérinaires, des écologues. Le problème est le surplus de la végétation, si on l’enlève localement, aux points d’eau, il n’y a plus d’escargots. Tant que ce projet-là était subventionné, ça marchait bien. Mais si l’argent se tarit, plus personne n’enlève la végétation. L’agronome a démontré que la végétation est compostable, donc peut devenir un engrais, le vétérinaire, qu’il pouvait servir d’ensilage, donc un aliment pour le bétail. L’agriculteur avait donc de l’intérêt à enlever cette végétation. Ce compost est en plus 64 fois moins cher que celui des engrais minéraux. Avec cette solution, la qualité des eaux ne change pas car la végétation est enlevée uniquement sur les points d’alimentation en eau. Du point de vue de la santé, une baisse de la mala die a été observée, l’agriculture et l’élevage ont été améliorés, la qualité de l’eau et la biodiversité n’ont pas changé. C’est cela qu’on appelle une approche Nexus, gagnante sur plusieurs éléments, d’ha bitude considérés séparément. De la même manière, un des problèmes du réchauffement climatique est l’émis sion de gaz à effet de serre, dont le gaz carbonique et le méthane. L’idée est de les diminuer soit en stockant du carbone, soit en émettant moins de G.E.S. Pour stocker du carbone, planter une mono culture de peuplier ou d’eucalyptus à la place d’écosystèmes plus complexes a des conséquences négatives sur la bio diversité. Autre exemple : une des consignes est de manger moins de viande rouge car les bovins émettent du méthane. Si on le fait n’importe comment, les consé quences sur la biodiversité peuvent être énormes. Si plutôt que d’avoir des prairies permanentes, les paysages deviennent des monocultures, on verra la disparition
un état des lieux de ce qui est prouvé. Et il met en avant 75 options qui peuvent être mises en œuvre par les gouverne ments et/ou les citoyens. C’est un rapport sur les solutions, on n’en reste pas au constat. Pouvez-vous illustrer concrètement un exemple de solution ? P.G. : Au Sénégal, par exemple, dans les pays arides, le problème réside dans l’ali mentation. Pour produire plus, on a construit un barrage pour créer un plan d’eau afin de résoudre les problèmes d’ir rigation. La production agricole, notam ment maraîchère, a augmenté. En même temps, cela a créé des zones d’eau qui permettaient aux gens d’aller chercher de l’eau. Mais la production agricole s’est faite avec beaucoup d’engrais chimiques, qui sont nécessaires sur des sols pauvres. Les excès d’engrais sont lessivés dans le lac. La végétation aquatique s’est déve loppée, des espèces d’escargots d’eau douce sont devenues abondantes. Or, ces escargots abritent deux espèces de para
Bio express : l 1977 : Il commence sa carrière comme professeur de sciences de la vie et de la terre. Il exercera dans l’Éducation nationale pendant 15 ans. l 1987 : Il reprend des études, inscrit à l’Université de Bourgogne et, au sein du laboratoire de la faune sauvage de l’I.N.R.A.E. Il commence un doctorat qu’il obtient en 1991. l 1992 : Il occupe le poste de maître de conférences à l’université de Bourgogne l 1998 : Il devient professeur d’université à l’université de Franche-Comté à Besan çon et y occupe différentes tâches de direc tion de laboratoire et d’enseignements. l 2008 : Il est l’un des fondateurs du labo ratoire chrono-environnement. l 2012 : Il est nommé membre de l’Institut Universitaire de France l 2012-2024 : Il est nommé professeur distingué de l’Université des finances et de l’économie du Yunnan, Chine, et direc teur étranger de son laboratoire de gestion de la faune sauvage et santé des écosys tèmes l 2018 : Délégation C.N.R.S. l 2022 : Il devient un des membres du Covars, Comité de veille et d’anticipation des risques sanitaires l 2022- 2024 : Il est un des auteurs prin cipaux du rapport de l’I.P.B.E.S. nommé Nexus (nœud en anglais). l 2022 : Il est élu membre correspondant de l’Académie vétérinaire de France, titulaire en 2024 l 2024 : Il est nommé professeur distingué de l’École normale supérieure de Leshan, Chine, et directeur étranger de son Labo ratoire de Gestion de la faune sauvage et santé des écosystèmes. n
sites, les larves de ces para sites nagent dans l’eau. Et lorsque les personnes ont les pieds dans l’eau, les larves traversent la peau et elles contractent la maladie, appelée bilhar ziose. Dans une approche classique, on va soigner les gens avec un antipa rasitaire mais c’est sans fin. On va réintervenir avec des produits chimiques que sont les antiparasi taires. L’approche Nexus place autour de la table des médecins, des agro
“L’approche en silo est un échec, il faut penser système.”
L’écologue a notamment travaillé en Chine. Son approche
pluridisciplinaire est reconnue et exportée (photo Patrick Giraudoux).
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