La Presse Pontissalienne 243 - Janvier 2020

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La Presse Pontissalienne n°243 - Janvier 2020

l Économie Un projet de territoire Points de vue critiques sur un modèle économique qui a aussi ses carences Le Forum transfrontalier revendique une liberté d’analyse et d’expression pas toujours en phase avec ceux qui ne voient que par les bienfaits de l’économie transfrontalière. Un modèle efficace mais qui n’est pas forcément équitable dans le partage des richesses comme en témoignent deux acteurs suisses du forum : Bernard Woeffray urbaniste, et Jean-Jacques Delémont, juriste économiste.

A u regard du P.I.B., le modèle économique de l’Arc jurassien est positif. Mais cet indi- cateur ne prend pas en compte la rupture entre le domicile et le lieu de travail. “Cette rupture est très importante car les richesses ne sont plus dépensées là où elles sont produites. Ce qui génère des fractures territoriales très importantes” , explique Jean- Jacques Delémont qui compare l’Arc jurassien à un archipel sans capitale. Un espace médian sans centralité, entouré de métropoles comme Lausanne, Genève, Bâle…Avec de part et

liers, elles perdent ainsi beau- coup. “On constate que les com- munes des cantons de Neuchâtel et du Jura sont souvent dans le rouge, ce qui se répercute aussi sur l’offre de services à la popu- lation en forte baisse.” Inverse- ment, le système français a long- temps été construit sur l’impôt des entreprises. Sauf qu’elles sont de moins en moins nom- breuses sur toute la bande fron- talière. Un phénomène accentué par le Swiss Made très protec- teur qui rend très complexe toute tentative de création d’en- treprise côté France. “L’impact de la désindustrialisation a été en partie compensé par le déve- loppement commercial autour de Pontarlier. Le secteur de Mor- teau est plus touché.” L’économie frontalière conduirait donc à un appauvrissement des collectivités. “C’est assez para- doxal dans un Arc jurassien où l’on produit beaucoup de richesses. Je prends comme exem- ple le Crêt-du-Locle avec ses belles usines mais qui ne rap- portent rien au territoire car les centres de profit ne sont pas ici” , déplore Jean-Jacques Delémont, ardent défenseur de l’économie résidentielle-présentielle. Il parle là d’économie locale, de circuits courts, de tourisme. “Il faut revenir à un modèle qui tienne plus compte d’un rééqui- librage entre l’économie produc-

d’autre de la frontière, deux régions interdépendantes avec d’un côté la main-d’œuvre qui va chaque jour en terre helvé- tique faire fonctionner l’outil de production. “Ce n’est pas un mauvais modèle mais cela pro- voque aussi un effet de distorsion sur l’économie française” , observe Bernard Woeffray qui note que ce modèle productif et frontalier ne profite pas aux ter- ritoires. Pourquoi ? Selon lui, c’est une question de fiscalité. Les collectivités suisses tirent une partie de leurs res- sources en taxant le revenu de ses habitants. Avec les fronta-

tive et résidentielle. Cela per- mettrait de se prémunir des crises et de redonner vie à cer- taines cités-dortoirs que devien- nent les villages proches de la frontière.” Qu’adviendrait-il en effet si l’hor- logerie suisse entrait en réces- sion ? On n’ose l’imaginer. L’éco- nomiste de La Chaux-de-Fonds constate avec le temps que la main-d’œuvre française n’est plus une variable d’ajustement mais constitue un gisement d’emploi plus qualifié qu’en Suisse. Il fustige par là même tout sentiment anti-frontalier sachant que la main-d’œuvre suisse sans emploi n’aurait pas les qualifications nécessaires pour postuler aux postes pro- posés. L’accord sur la libre circulation des personnes en 2002 qui a supprimé cette notion de lieu de résidence à 30 km de la fron- tière a considérablement élargi le bassin de recrutement pour les employeurs suisses. Effet d’aubaine. De plus en plus de frontaliers accèdent aux postes à responsabilités dans l’indus- trie. “Un responsable R.H. fran- çais aura plutôt tendance à recruter des frontaliers car il est lui-même issu de cette culture.” Bernard Woeffray rêve, c’est le mot, de la création d’une zone franche à l’échelle de l’Arc juras- sien avec des règles spécifiques

Pour Jean-Jacques Delémont, “l’Arc jurassien sans projet de coopération n’aura pas de chance de survie à moyen et long terme.”

pour que cela profite aux deux territoires. “Une utopie vu de Paris qui serait bien incapable de prendre la mesure de ces dif- ficultés en se référant unique- ment au niveau de vie.” Même son de cloche chez Jean- Jacques Delémont inquiet des énormes différences structu- relles, juridiques, institution- nelles à surmonter pour parve- nir à cette fusion qui ferait abstraction de la frontière. “La zone franche est à mon avis un projet irréalisable. La valeur d’un espace transfrontalier, c’est une construction sociale. Pour y arriver, il faudrait construire un projet de territoire. On pour- rait citer l’exemple de l’Agglo- mération Urbaine du Doubs mais cet espace de coopération spécifique entre les villes de Mor- teau, Villers-le-Lac, Le Locle et La Chaux-de-Fonds reste encore à l’état de coquille vide. Il y a

un outil transfrontalier qui fonc- tionne bien, c’est l’Observatoire Statistique Trans- frontalier de l’Arc Jurassien.” Il cite également les 70 petites coopérations souvent à vocation culturelle, identifiées par le Forum il y a quelques années. De quoi justifier le droit à l’ex- périmentation réclamé par le Forum transfrontalier dans un manifeste favorable à un projet commun pour l’Arc jurassien franco-suisse. “Pour bâtir un avenir durable, nous revendi- quons un droit à l’expérimenta- tion pour construire un projet de territoire qui soit au-dessus des dispositifs existants et arti- cule des projets conduits sur dif- férentes échelles en privilégiant toutefois un ancrage fort, à proxi- mité des citoyens, à travers des petites coopérations à taille humaine.” n F.C.

“La Suisse hors de l’Union Européenne fait le bonheur des acteurs individuels et des entreprises au détriment des collectivités”,

s’inquiète l’urbaniste Bernard Woeffray.

Pour en savoir plus : www.forum-transfrontalier.org

l Pauvreté Un coût de la vie élevé Tous les Suisses ne sont pas riches En Suisse, beaucoup de ménages qui ont des petits revenus ont du mal à boucler les fins de mois. Le premier poste de dépense est le loyer.

cler leurs fins de mois, avec des dépenses qui augmentent comme les dépenses pour l’assurance-maladie. Nous ne sommes pas tous riches contrairement à l’idée reçue. Les situations sont aussi très différentes selon que la personne vit seule, qu’elle a un bas revenu, qu’elle est retraitée…” rectifie d’emblée un représentant de la Fédération Romande des Consommateurs. Entre 2016 et 2017, la pauvreté a aug- menté d’environ 10 % en Suisse. “Selon les critères suisses, est pauvre un indi- vidu qui vit avec moins de 2 259 francs par mois ou une famille de quatre per- sonnes qui vit avec moins de 3 990 francs” lit-on dans un article publié sur swissinfo.ch. Le poste le plus coûteux pour les ménages suisses est le loyer qui pèse pour 14,7 % dans leur budget, les trans- ports (7,7 %) et les produits alimen- taires (6,3 %). La Fédération Romande des Consommateurs est mobilisée actuellement pour obtenir une limi- tation des prix des loyers. n

L a Suisse à cette image d’un pays riche, où les habitants peuvent supporter des prix - anormalement - forts sur à peu près tout, notamment sur les produits de consommation cou- rante. Mais la réalité n’est pas aussi tranchée. En terre helvétique, beau- coup de ménages aux petits revenus ont du mal à faire face aux charges quotidiennes. Dans le rapport social 2019 publié par l’Office Fédéral de la Statistique, on apprend qu’en 2016 la Suisse compte “329 300 postes de travail à bas salaire rémunérés à moins de 4 335 C.H.F. bruts par mois pour un emploi à plein temps de 40 heures hebdomadaires. Ces postes qui représentent 10,2 % de la totalité des postes offerts par les entreprises sont occupés par environ

473 700 personnes (dont 314 000 femmes), soit 12 % des personnes sala- riées.” Dans cette même étude, il est précisé que la moitié des personnes domiciliées en Suisse gagnent moins de 4 121 C.H.F. C’est dans le commerce, l’hébergement, la restauration que se situent les salaires les plus bas. Par le miracle du taux change franc suisse-euro, ce petit salaire devient confortable s’il est versé à un travail- leur frontalier, qui par ce jeu de mon- naie percevra 3 800 euros. Cela cor- respond à une rémunération bien supérieure aux 1 539 euros bruts du S.M.I.C. français. Alors que la Suisse a refusé par vota- tion d’instaurer un salaire minimal, les tensions pèsent sur les ménages à faible revenu. “Beaucoup de gens commencent à avoir de la peine à bou-

La pauvreté en Suisse toucherait désormais une personne sur 14 selon l’office fédéral de la statistique (photo D.R.).

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