La Presse Pontissalienne 143 - Septembre 2011

20 DOSSIER I

La Presse Pontissalienne n° 143 - Septembre 2011

HAUT-DOUBS 80 Italiens en 1851 La maçonnerie, ce n’était pas la dolce vita Depuis le milieu du XIX ème siècle, les Italiens ont fortement migré vers le Doubs et particulièrement le Haut-Doubs. La population immigrée diffère de celle du reste de la France et même de la région par son importance et ses caractéristiques.

L es Italiens ont dès le XIX è- me siècle migré vers le Doubs et ils restent la figu- re typique de l’étranger dans notre département. Par- lant une autre langue et se dis- tinguant par leur apparence physique, leur venue est restée dans les mémoires. Elle l’est res- tée beaucoup plus, par exemple, que celle de leurs homologues suisses, pourtant beaucoup plus nombreux à avoir passé la fron- tière. Ce sont d’ailleurs ces der- niers qui représentent le grou- pe d’étrangers le plus important jusqu’en 1931. Les Italiens pren- nent alors leur place, alors qu’ils l’occupent déjà depuis 1901 sur

l’ensemble de la France. “Dans le Doubs, les migrants transalpins se sont surtout ins- tallés dans le Nord du départe- ment, dans les environs de Mont- béliard. Le facteur économique était évidemment à l’origine de

rences en italien à l’université de Franche-Comté. Besançon aussi a attiré aussi de nombreux migrants. Les quartiers de la Madeleine et de Battant ont d’ailleurs accueilli jusqu’à près de 400 Italiens. Le Haut-Doubs, quant à lui, a accueilli beaucoup de bûcherons italiens dans ses forêts, mais aussi des maçons, de Pontarlier jusqu’à Maîche. En effet, en 1851, on dénom- brait déjà 80 Italiens dans les cantons de l’arrondissement de Pontarlier. Ils représentaient alors 13,4 % du nombre total d’étrangers alors que cette moyenne est de 5,6 % sur l’ensemble du département, com-

Une famille franco-italienne au début des années soixante. Beaucoup d’Italiens étaient alors maçons.

ce regroupement. Avec les usines Peugeot et la proxi- mité avec Belfort et Alstom, le bas- sin industriel offrait nombre de postes aux ouvriers transal- pins” précise Fré- déric Spagnoli, Maître de confé-

Beaucoup de bûcherons italiens.

me le montre dans son mémoi- re de maîtrise NicolasAbraham, actuellement professeur d’histoire-géographie au collè- ge Aigremont de Roulans. Les Italiens se trouvaient alors prin- cipalement dans les centres urbains attractifs de la région, c’est-à-dire Morteau et Pontar- lier.

Plusieurs facteurs peuvent expli- quer cette migration vers les hauteurs du département. Tout d’abord, les migrants sont arri- vés par le Sud du département, plus proche de leur terre nata- le. Cela explique la forte concen- tration d’Italiens dans les envi- rons de Pontarlier. De plus, on estime que dans l’entre-deux- guerres, 5 à 10 % des migrants italiens seraient venus par la Suisse. Les cantons frontaliers de Morteau et de Pontarlier auraient alors pu accueillir cet- te immigration de proximité. Comme sur le plan national, les partants étaient principalement originaires de la moitié Nord de l’Italie, d’abord la Lombardie ou le Piémont, puis l’Émilie- Romagne ou les Marches. Sou- vent exilés pour des raisons éco- nomiques, les immigrés choisissaient un lieu attractif en termes d’emploi mais aussi un secteur où vivent des connais-

sances. “Leur venue s’organisait alors en filière, familiale ou vil- lageoise. Par exemple celle des Locatelli, fortement représentée dans la région a été active depuis la fin du XIX ème siècle jusqu’aux années 1960” explique M. Spa- gnoli. La provenance détermi- nait alors souvent le métier des entrants. Par exemple, les migrants venus de la province de Bergame étaient plutôt des bûcherons. “Mais ce sont bien les maçons qui étaient les plus nombreux. D’ailleurs, beaucoup des entreprises de bâtiment ont encore un nom italien” illustre le Maître de conférences. Avec ces réseaux, la population ita- lienne s’accumulait dans cer- taines habitations.Ainsi, à Pon- tarlier, la rue des Lavaux était surnommée “le boulevard des Italiens” ou même de façon moqueuse “la rue des macaro- nis”. T.M.

TROIS QUESTIONS À… Frédéric Spagnoli “L’apport de l’immigration italienne a été décisif” Frédéric Spagnoli est Maître de conférences d’italien à l’Université de Franche-Com- té. Il a soutenu sa thèse “Du Trentin à la Franche-Comté : recherches sur un courant migratoire particulier (de 1870 à nos jours)” en 2007. Il est par ailleurs codirecteur de la rubrique Emigrazione dans la revue “Radici” (“Racines” en français).

À contre-sens Bien que des associations fascistes, des Fasci aient existé dans les principales villes du département, leur emprise nʼa pas été totale comme elle le fut de lʼautre côté des Alpes. “Les migrants étaient pour la plupart apolitiques, plutôt préoccupés par leur emploi” explique M. Spagnoli, spécialiste de lʼimmigration ita- lienne dans la région. Et ce sont même les antifascistes qui ont pris la main dans la région. En 1938 et 1940, des manifestations contre les fascistes mêlant Italiens et Français se sont dérou- lées dans les rues de Besançon et Pontarlier.

L a Presse Pontissalienne : Expliquez- nous comment ont été accueillis les Italiens en France et plus particulière- ment dans la région. Frédéric Spagnoli : Dans la région, il ne me semble pas que les immigrés ont eu beaucoup de difficultés à s’intégrer. Il n’y a pas eu de gros problèmes com- me ceux que l’on a pu voir dans le Sud- Est à la fin du XIX ème siècle ou durant l’entre-deux-guerres. Toutefois, beau- coup m’ont parlé d’insultes comme “macaroni”, “Ritals” et paradoxale- ment plus dans la capitale régionale Besançon que dans les campagnes du Haut-Doubs ou dans le bassin indus- triel de Belfort-Montbéliard. L.P.P. : Globalement, il s’agit plutôt d’une réus- site alors ?

Depuis la rentrée universitaire, Frédéric Spagnoli dirige le département L.E.A. (Langues Étrangères Appliquées) sur le site de Montbéliard.

qu’aujourd’hui la plu- part des immigrés ita- liens et de leurs des- cendants se sentent français et sont très attachés à la région. Beaucoup y ont construit une maison et y ont élevé leurs enfants. Mais cela ne veut pas dire que les ponts avec l’Italie ont été coupés : les liens familiaux et/ou de vacances perdurent, à différents degrés sui- vant les histoires fami- liales, bien entendu. En somme, on pour-

la même chose. Pour rester dans le sport, Michel Platini est aussi issu de l’immigration italienne. On pourrait multiplier les exemples : Coluche,Yves Montand ou Albert Uderzo, le dessi- nateur d’Astérix, qui représente pour- tant le Gaulois par excellence. Fina- lement, lorsque l’on y regarde de plus près, on se rend compte que les deux cultures sont extrêmement voisines. Pour moi, l’Italie et la France sont les deux pays de l’Union européenne les plus proches, un peu comme des cou- sins très proches qui tantôt s’adorent, tantôt se détestent. L.P.P. : Est-ce aussi une réussite pour les immi- grés et leur famille eux-mêmes ? F.S. : Au début, l’immigration en Franche-Comté était essentiellement saisonnière et masculine : très peu pensaient à s’installer définitivement en Franche-Comté. Puis, petit à petit, femmes et enfants sont arrivés et, dans le même temps, les mariages mixtes se sont multipliés. Tout cela fait

F.S. : Oui. C’est une réussite. L’apport de l’immigration italienne a été déci- sif dans le développement économique et social de la Franche-Comté. Pour preuve, on retrouve aujourd’hui des descendants d’immigrés italiens dans tous les domaines. Il suffit de regar- der le nombre d’entreprises de maçon- nerie à consonance italienne mais aus- si les noms de famille italiens dans les syndicats ouvriers, dans la politique - l’ancien président du Conseil régional Raymond Forni était d’origine pié- montaise – ou dans le sport comme l’ancien footballeur sochalien Benoît Pedretti. Et au niveau national, c’est

Une hirondelle ne fait pas le printemps À lʼheure où les Français partent chercher les chaleurs estivales des plages dʼItalie, il y a quelques dizaines dʼannées de “drôles dʼoiseaux” faisaient le che- min inverse. Les ouvriers du Sud de la Péninsule venaient ainsi, dans les forêts du Jura à la belle saison pour remplir leur bourse. Contrairement à leurs com- patriotes du Nord, ils ne sʼinstallaient que pour quelques mois et repartaient avec les premières gelées. Souvent embauchés dans les chantiers forestiers de la région, ils faisaient fortune grâce à une vie calme et un change favorable. En 1926, Numa Magnin, auteur franc-comtois du début du XX ème siècle les décrits ainsi : “Leur champ dʼévolution, cʼest la France, lʼEurope, parfois lʼAmérique. Parmi eux sont compris les saisonniers, surtout les Italiens, qui sʼen vont en automne et reviennent au printemps, comme les hirondelles.”

“Le nombre d’entreprises de maçonnerie.”

rait dire que beaucoup d’immigrés ita- liens et de leurs descendants sont des Francs-Comtois avec quelque chose en plus, quelque chose que l’on pour- rait appeler leur “héritage italien”.

Propos recueillis par T.M.

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