La Presse Bisontine 97 - Mars 2009
L’INTERVIEW DU MOIS
La Presse Bisontine n° 97 - Mars 2009
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Système D La crise serait-elle salutaire ? Natu- rellement, les victimes des licencie- ments en cours dans plusieurs entre- prises du Grand Besançon prendront cette question comme un affront, et ils auront raison. Des symboles de lʼindustrie locale, comme le groupe Simonin, pour ne citer que celui-ci, par- mi les principaux employeurs du sec- teur, sont en train de réduire leurs effec- tifs. Précaution nécessaire pour traverser lʼorage ou prémices dʼun drame éco- nomique plus profond, nul ne peut enco- re le savoir. Mais paradoxalement, la crise économique que traverse notre pays est peut-être en train dʼengendrer une mutation des modèles économiques éprouvés de longue date et tend, peu à peu, au retour dʼun ordre ancien qui faisait la part belle à des notions qui étaient en voie de disparition : la proxi- mité, lʼentraide, la débrouille voire le système D. En témoigne le retour en force de métiers que lʼon croyait défi- nitivement enterrés comme cordonnier ou retoucheuse. Lʼère du “tout jetable” où lʼon achète, on consomme un peu et on jette, avant dʼacheter le modèle dernier cri et de recommencer, a peut- être vécu et cʼest tant mieux. Même mouvement perceptible pour la notion de service, de proximité, qui voient éclore de nouveaux métiers liés au ser- vice à la personne, qui voient aussi renaître, doucement, des petits com- merces de proximité que font vivre des consommateurs qui ont de plus en plus lʼimpression de se faire arnaquer par une grande distribution qui sʼest ser- vie de lʼarrivée de lʼeuro pour noyer les clients. La crise est aussi favorable aux initiatives dʼentrepreneurs qui sai- sissent, on le verra dans ce numéro, une nouvelle mesure créée récemment par le gouvernement et qui permet de créer son entreprise en 15 minutes chrono, dʼun simple clic sur Internet. La mesure qui rencontre déjà un vif succès est censée libérer lʼesprit dʼentreprise, loin des lourdeurs connues de lʼadministration du travail. Le dis- positif, lancé en août dernier, avant même les premiers signes de la crise, tombe peut-être à point nommé dans ce contexte où lʼinitiative individuelle, la débrouille, le système D et la créa- tivité devront forcément être les valeurs à promouvoir dans les tout prochains mois, avant le retour des éclaircies dans le ciel de lʼéconomie française. Jean-François Hauser Éditorial
COMMENTAIRE
Michel Serres, philosophe
De passage à Besançon en janvier, Michel Serres a présenté son dernier livre “La Guerre Mondiale.” Dans cet ouvrage, l’auteur estime que le plus grand défi que doit relever l’humanité est celui de la préservation de la planète. “La plupart des discours sur les énergies renouvelables sont du baratin”
Michel Serres : “Les individus eux-mêmes ont le pouvoir de changer les choses.”
L a Presse Bisontine : Dans les premières pages de votre livre, vous insistez sur le fait que l’Europe vit en paix. D’après vous, nous n’en avons pas suffisamment conscience ? Michel Serres : Nous venons de traverser une pério- de de 65 ans de paix. C’est unique dans l’histoire de l’Europe. Tous les dirigeants des pays européens sont des gens qui n’ont jamais connu la guerre. Nous n’avons pas suffisamment conscience de cela. À l’échelle de l’Europe, je ne vois pas comment il pourrait y avoir de nouvelle guerre entre l’Allemagne et la France par exemple, ou la France et l’Italie. En cela, l’Europe est devenue un bouclier contre la guerre. L.P.B. : Le devoir de mémoire est il nécessaire et garant de la paix ? M.S. : Le travail de l’oubli est presque aussi impor- tant que le travail de mémoire. Je crois que lorsque l’on parle de devoir de mémoire, on ne sait pas ce que l’on dit. La vengeance est toujours présente dans le souvenir. Ce qui se passe actuellement dans la bande de Gaza, est un phénomène extraordinaire de mémoire à travers lequel se transmet la ven- geance. L.P.B. : Finalement, est-ce que l’Homme naît bon ? M.S. : L’Homme ! Je ne l’ai jamais rencontré. Je crois que toute la question est de parvenir à limiter notre violence et nos actes de violence. Je pense que tous
les phénomènes culturels permet- tent d’y parvenir ?
qués sur le même vaisseau. J’utilise cette méta- phore : les matelots de ce vaisseau se sont fait la guerre à plusieurs reprises. Ils s’aperçoivent que le navire sur lequel ils sont a une énorme voie d’eau. Mon pari est donc de dire que les matelots vont arrêter de se battre entre eux pour mobiliser leur énergie autour d’une cause commune : sauver le vaisseau qui les transporte. La notion de guerre change. L.P.B. : L’environnement est cœur de tous les discours poli- tiques. N’avez-vous le sentiment que tous ces propos sont parfois empreints d’une espèce d’hypocrisie ? M.S. : Chacun a pris conscience des problèmes envi- ronnementaux. Il y a une urgence à agir. Mais actuellement, une grande partie de nos entreprises et de nos industries font la guerre avec le monde. Nous devons désormais faire la paix avec le mon- de. À mon sens, l’action ne viendra pas des collec- tivités, ni des industriels, mais des individus eux- mêmes qui ont le pouvoir de changer les choses. J’en veux pour preuve qu’une importante société américaine pétrolière et gazière a dépensé un mil- lion de dollars pour travailler sur les énergies renou- velables. En même temps pour communiquer sur cette nouvelle orientation, cette même société a dépensé 250 millions de dollars ! Sans jouer aux critiques radicales, regrettons donc que la plupart les discours que l’on entend sur les énergies renou- velables soit du baratin. C’est pour cette raison que je fais appel à l’individu, car lui seul peut changer les choses. Il est le plus puissant. Celui qui a pris conscience de ce problème doit rectifier sa condui- te individuelle. Les générations nouvelles sont sen- sibles à ce message-là. L.P.B. : Il est nécessaire de relever ce défi pour l’environnement ? M.S. : C’est probablement le plus grand changement que nous ayons connu. C’est un changement qui est à notre disposition selon notre volonté. L.P.B. : Quel genre d’éco-citoyen êtes-vous Michel Serres ? M.S. : Je ne prends plus ma voiture qui reste au garage. J’utilise les transports en commun et je me déplace à pied. C’est mieux. L.P.B. : Votre livre est ponctué de références bibliques qui n’apparaissent pas en tant que telles. Pourquoi ce choix ? M.S. : Je donne une grande importance à l’idée de déluge. C’est une figure biblique très ancienne. Le grand défi de demain est d’éviter le déluge. L.P.B. : Êtes-vous heureux Michel Serres ? M.S. : Je ne sais pas ce qu’est le bonheur mais je crois savoir ce qu’est la joie profonde d’écrire, de marcher, d’aller à la rencontre de l’autre. Je sou- haite à vos lecteurs plus de joie que de bonheur. Il y a de la médiocrité dans le bonheur et de la pro- fondeur dans la joie. Propos recueillis par T.C. La Guerre Mondiale Michel Serres - Éditions Le Pommier Biographie, professeur à Stanford University, membre de lʼAcadémie Française, Michel Serres est lʼauteur de nombreux essais philosophiques et dʼhistoire des sciences dont la série des Hermès, Les cinq sens, Le contrat naturel et le Tiers-Instruit, Le Grand Récit (Hominescence, lʼIncandescent, Rameaux et récits dʼhumanisme), Le Mal propre. Michel Serres est lʼun des rares philosophes contem- porains à proposer une vision du monde ouverte et optimiste, fondée sur une connaissance des humanités et des sciences.
L.P.B. : “La Guerre Mondiale” n’est ni un retour sur l’histoire, ni une mise en garde sur des risques de conflits armés. “La Guerre Mondiale” à laquelle vous faites allusion est une lut- te collective pour sauver la planète. Pourquoi avoir choisi ce titre ? M.S. : Nous sommes des imbéciles du contemporain. Nous ne comprenons rien en nous limitant à la question “Que se passe-t-il aujourd’hui ?” Remar- quons que les médias, cette organisation complexe, ne parlent que d’aujourd’hui. Il n’y a jamais une voix originale pour parler d’autre chose que de cela. C’est une des raisons pour laquelle j’ai donné com- me titre à mon livre La Guerre Mondiale. L’intitulé de cet ouvrage ne renvoie pas aux deux guerres contrairement à ce qu’il laisse entendre, mais à la guerre que nous livrons au monde. Je veux monter que derrière ce titre, il peut y avoir de la nouveau- té. L.P.B. : N’est-ce pas utopique d’imaginer que les hommes cessent de se battre et s’unissent pour sauver un monde qu’ils dégradent en permanence par leurs activités ? M.S. : Toutes les grandes idées sont annoncées par des utopies. Mon livre est un pari utopique, je ne le cache pas. Depuis que nous avons découvert la première photographie de la terre vue de l’espace, nous avons pris conscience que nous étions embar-
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