La Presse Bisontine 274 - Mars 2025
30 Le dossier l International
Mars 2025
L’éclairage d’un spécialiste des narcotrafics “200 000 personnes en France vivent directement ou indirectement du trafic”
France ? B.M. : L’Espagne est un des principaux points d’entrée terrestres car c’est une zone de transit avec des drogues qui arri vent du Maroc par bateau. Par voie mari time, la drogue arrive également dans les deux principaux ports de Marseille et du Havre, voire Saint-Nazaire. Confirmez-vous l’explosion du trafic, donc de la production, puis de la consommation de cocaïne ? B.M. : Oui clairement, on assiste à une explosion de la cocaïne, produit à partir de la feuille de coca qui ne pousse que dans les Andes (Colombie à 75 %, puis Pérou et Bolivie pour le reste). Travaillée, la feuille de coca produit une pâte qui séchée, donne le crack, et qui raffinée donne la cocaïne. L’explosion de la consom mation de cocaïne s’explique simplement par l’explosion de la production. 2 700 tonnes de cocaïne ont été produites en 2024, c’est en augmentation de 15 % par an depuis trois ans. Comment expliquer ce phénomène ? B.M. : En Colombie, il y avait historique ment plusieurs guérillas dont les F.A.R.C. avec une partie desquels le gouvernement a signé un programme de paix, et d’autres comme l’armée de libération nationale (E.A.N.) qui n’ont pas accepté le plan de paix du gouvernement. Tous ces groupes là sont devenus narcos et l’État ne les affronte plus. Résultat : la cocaïne est devenue pour ces groupes de l’agriculture extensive sur des pans entiers du territoire colombien, avec l’autorisation tacite du gouvernement. Les narcos sud-américains considèrent depuis quelque temps que le marché américain est saturé, ils ont donc fait de l’Europe leur principal relais de croissance. Il y a donc forcément plus de consommateurs en Europe car tout le surplus de consommation part en Europe, avec des prix qui se sont stabilisés autour de 60 à 65 euros le gramme. Quel est le profil du consommateur de cocaïne aujourd’hui ? B.M. : La cocaïne est devenue une drogue de travail et du quotidien. Elle touche tout le monde, du routier au trader, on la voit beaucoup sur les chantiers de B.T.P. éga lement. C’est une drogue qui entraîne un engrenage car elle donne un tel sentiment de puissance que ça devient compliqué d’arrêter. Elle ne crée pas un manque phy sique comme certaines autres drogues, mais un manque psychique. Au fil des ans, sa pureté a également augmenté, elle est passée de 60 % à 75 % aujourd’hui.
On la trouve donc facilement, et partout ? B.M. : Il n’y a plus une place de deal où on ne vend pas de la coke, avec tout le mar keting que permettent les réseaux sociaux. Les vendeurs font des promotions au début, pour créer le réflexe de consom mation et ainsi pouvoir passer au vrai prix ensuite. Comment sur le terrain s’organise la vente de stupéfiants ? B.M. : Il y a trois types de ventes. Le canal traditionnel avec des consommateurs qui vont se fournir eux-mêmes directement sur les points de vente. Les livraisons type “Ubershit”, en général via le réseau Telegram. Et enfin les achats directs en ligne sur des groupes Telegram qui vont ensuite livrer en point-relais, ou chez la grand-mère par exemple, et de plus en plus sur les places de vente sur le darkweb. L’économie de la drogue sur le darkweb est devenue essentielle. Via des plate formes comme “Tom et Jerry” réservées à des dealers qui se constituent leur petit réseau.
Des pays producteurs aux consommateurs bisontins ou du Haut-Doubs, comment s’organisent les circuits de la drogue ? Entretien avec un des grands spécialistes de la question, Bertrand Monnet, professeur à l’E.D.H.E.C. et observateur privilégié des circuits du crime organisé à travers le monde.
avec le chiffre d’affaires criminel global dans le monde (les trafics d’animaux, de végétaux, de drogue, d’êtres humains, d’organes, d’art, etc.) qui oscille selon les estimations entre 800 et 2 700 milliards de dollars par an, soit entre 1 et 3 % du P.I.B. mondial ! Dans un pays comme l’Italie où l’institut de statistiques se penche plus précisément sur les mafias, leur chiffre d’affaires cumulé est estimé à 147 milliards d’euros. Là, c’est 8 % du P.I.B. de ce pays. Quelles sont les principales drogues qui circulent à travers le monde et où sont-elles produites ? B.M. : Il y a les produits d’origine naturelle d’abord, et en premier lieu les cannabi noïdes (résine, herbe...) avec leurs dérivés (space cakes, etc.). Puis il y a tous les can nabinoïdes de synthèse comme la cocaïne, l’héroïne, les plantes hallucinogènes, le khat… Enfin tous les produits de synthèse comme le P.T.C. (“Pète ton crâne”) qui se présente sous la forme d’un liquide que les jeunes inhalent et qui contient une dose bien plus élevée de T.H.C., (tétra hydrocannabinol), la molécule responsable de la plupart des effets psychoactifs du cannabis. Il y a encore les ecstasy, le cristal meth et bien d’autres. On consi dère qu’il se crée une drogue de synthèse par semaine. Certaines sont considérées comme 30 à 40 fois plus puissantes que l’héroïne. B.M. : Beaucoup au Mexique pour inonder le marché nord-américain. Sinon pour le marché européen, beaucoup sont fabri quées aux Pays-Bas, en Belgique, mais aussi en Ukraine et en Pologne. La cocaïne, elle, vient exclusivement d’Amérique du Sud, l’héroïne du Mexique, d’Afghanistan ou du Pakistan, elle transite par la Turquie et les Balkans avant d’arriver en Europe. Le cannabis, lui, est produit à 98 % dans les pays du Maghreb, à 2 % en Albanie. Une petite partie du cannabis consommé en France est également produite sur le territoire, dans des fermes artisanales. Où sont fabriquées toutes ces drogues de syn thèse ?
Peut-on chiffrer l’ampleur du trafic de stupéfiants à l’échelle internationale ? Bertrand Monnet : Les chiffres à retenir, à mon sens largement sous-estimés, sont ceux de l’O.N.U., du F.M.I. et d’Interpol qui estiment que le chiffre d’affaires lié au trafic de drogue dans le monde atteint les 250 milliards de dollars, soit l’équi valent du P.I.B. du Portugal ou de la Nou velle-Zélande. Cette donnée est à comparer Bertrand Monnet, spécialiste de l’économie du crime
on finisse par perdre la guerre…
Il n’y a plus de mono-consommation de drogues ? B.M. : Il y a aussi un autre phénomène en hausse, c’est le marché de consommation des médicaments psychotropes, sans ordonnance et à prix cassé. C’est cette surconsommation de médicaments qui a créé la crise du Fentanyl qui fait tant de ravages aux États-Unis. La consom mation de drogues et en effet devenue très mixte. On ne consomme plus forcé ment qu’un seul type de drogue, elle est souvent associée à des médicaments. À l’échelle de la France, à combien se chiffre le trafic de stupéfiants ? B.M. : À 3,5 milliards de chiffre d’affaires par an, fourchette basse, jusqu’à 6 mil liards, fourchette haute. Et cette économie parallèle fait vivre l’équivalent d’une ville de 200 000 habitants, comme Toulon, Reims ou Rennes. 200 000 personnes en
L’usage massif des crypto-monnaies ou des cartes prépayées parti cipe aussi à cette déré gulation du marché de la drogue à laquelle on assiste actuellement. Et ce phénomène-là, il est devenu très difficile à endiguer. J’ai peur qu’avec ces nouvelles pratiques, si on ne régit pas plus massivement,
“Il se crée une drogue de synthèse par semaine.”
Professeur à l’E.D.H.E.C., une des écoles de commerce les plus réputées de France, présente à travers le monde, Bertrand Monnet y est titulaire de la chaire “management des risques criminels”. Depuis une ving taine d’années, cet ancien élève de l’école militaire Saint-Cyr travaille sur cette thématique de l’économie crimi nelle par une approche macro-écono mique. Il suit ainsi les circuits interna tionaux des avoirs criminels et tente de mieux comprendre la manière dont ils sont réinjectés dans l’économie réelle. Sur la base de ses travaux et de ses investigations sur le terrain au plus près des cartels de la drogue (Mexique, Colombie) où il s’infiltre régulièrement, Bertrand Monnet enseigne à ses étu diants de l’E.D.H.E.C. - qui seront les futurs cadres des grandes entreprises et banques à travers le monde - les techniques de détection des actifs cri minels. Au-delà de la formation, Bertrand Monnet fait également de l’in formation. Il collabore régulièrement avec la rédaction du Monde, pour qui il réalise des reportages vidéo en immersion dans les cartels. n
Un des laboratoires clandestins d’un cartel mexicain visté par Bertrand Monnet.
Et où sont les portes d’entrée des drogues en
LES CHIFFRES CLÉS 2024 DE L’ÉCONOMIE DE LA DROGUE EN FRANCE MILLIARDS D’EUROS 3.6 MILLIONS DE CONSOMMATEURS 5 MILLIARD D’EUROS 1.2 C.A. GLOBAL USAGERS DE CANABIS MILLE CONSOMMATEURS 600 MILLE PERSONNES VIVENT DES TRAFICS 215 USAGERS DE COCAÏNE C.A. CANABIS POPULATION IMPLIQUÉE DANS CETTE ÉCONOMIE SOIT L’ÉQUIVALENT DE LA POPULATION DE GRAND BESANÇON MÉTROPOLE
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