La Presse Bisontine 274 - Mars 2025

Le dossier 25

Mars 2025

l Justice

Le procureur de la République

Étienne Manteaux, le procureur de la République de Besançon tente d’analyser le fléau des trafics de drogues qui gangrène non seulement le milieu urbain mais s’étend aussi au milieu rural. Et qui dépasse largement les questions policières ou judiciaires. “La crainte d’une incarcération ne suffit plus à stopper le phénomène”

Le procureur Étienne Manteaux quittera

Besançon début septembre pour

poursuivre ailleurs sa carrière de magistrat.

donc bien que ce phénomène n’est pas qu’une question de police ou de justice. Que faudrait-il pour endiguer le fléau ? E.M. : Nous attendons un plan de renforcement dans la justice avec plus de magistrats et plus de gref fiers. Mais il faut aussi plus d’en quêteurs, d’officiers de police judi ciaire. On est hélas confrontés à une certaine désaffection des métiers de la police judiciaire car ces métiers impliquent des sujé tions très fortes de vie. Dans un modèle ambiant d’une société où chacun souhaite un équilibre entre vie professionnelle et vie professionnelle, des filières comme celle de la police judiciaire devien nent plus compliquées. Mais tout ne va pas si mal non plus… Par rapport à d’autres pays ? E.M. : Aux États-Unis depuis qua tre ans, on déplore 120 000 morts par an d’overdose. À tel point que l’espérance de vie moyenne dans ce pays a chuté. C’est dû notam ment au phénomène du Fentanyl qui fait des ravages et contre lequel on résiste plutôt bien en Europe pour le moment. À titre de comparaison, en France, on dénombre environ 800 morts par overdose chaque année. Si on étend le comparatif aux morts violentes, elles sont 25 fois plus nombreuses au Mexique qu’en France et elles sont en baisse dans notre pays. On en déplorait 1 400 par an il y a quarante ans, contre 1100 aujourd’hui. Il y a certes plus de meurtres liés au narcotrafic aujourd’hui, mais de manière générale, pas plus de violences. La drogue n’est pas qu’un phénomène urbain ? E.M. : Non, pas du tout, et surtout depuis ce phénomène “Ubershit”. Une affaire récente concernait un livreur “Ubershit” qui appro visionnait 450 clients réguliers dans le Haut-Doubs, dans les sec teurs de Pontarlier et Morteau notamment. C’est tout “l’intérêt” d’Ubershit. Avant, il fallait se déplacer sur une place de deal, ce n’est plus nécessaire aujourd’hui. C’est pourquoi, face à ce grand phénomène, certains peuvent être amenés à se deman der ce que fait le procureur de la République. Je réponds qu’il fait ce qu’il peut, avec détermination, mais humilité en même temps. n Propos recueillis par J.-F.H.

sies patrimoniales car encore une fois, la prison n’est pas suffisante. Une série de tirs a encore défrayé la chronique bisontine ces dernières semaines. Comment expliquer ce bas culement dans la violence ? E.M. : Une première série de 17 tirs à l’arme de guerre entre mars 2019 et mars 2020, qui avait abouti à la mort tragique du jeune Houcine Hakkar, avait permis d’interpeller les responsables en un peu plus d’un mois. Un des deux clans en lice dans cette affaire prendra une décision lourde de sens en recrutant des tireurs extérieurs à Besançon, des gens sans foi ni loi. C’est à ce moment-là que le basculement s’est fait. Et ces nouvelles méthodes ont abouti à cette nou velle série qui a en effet eu lieu en début d’année. L’enquête avance, elle devrait porter ses fruits bientôt. En même temps, on s’est attaqué aux points de deal: il y en avait 28 rien que dans le quartier de Planoise à Besançon quand je suis arrivé. Il faut bien s’imaginer que ce sont 28 entrées d’immeubles où les habitants sont obligés de regarder leurs chaussures pour rentrer chez eux. Avec le travail mené par la police et la justice, et des défèrements systématiques, des interdictions de se montrer à Besançon, ces points de deal ont été presque réduits à néant. Les tirs ont en effet marqué une rup ture. Les caïds savaient encore se parler, ce n’est plus le cas. Dans les villes où les clans continuent à se parler, les trafics existent bien sûr, mais sans ce genre de violences. Certains de ces truands ayant sévi à Besançon et à Dijon auraient revendiqué leur appartenance à la D.Z. Mafia… E.M. : Parmi d’autres canaux, ce n’est pas impossible. Les merce naires se parlent et se recrutent très facilement désormais via les réseaux sociaux (Snapchat, Tele gram…). Tout cela s’explique encore une fois par la puissance financière de ces organisations. L’augmentation des saisies est en cor rélation également avec celle de la pro duction de drogues à travers le monde ? E.M. : Il y a une vingtaine d’années, quand on saisissait 35 kg de résine de cannabis sur une année, c’était énorme. Désormais, ce sont des kilos de cocaïne et d’héroïne qu’on peut trouver en une seule

saisie. Tout simplement parce que la production internationale de cocaïne (en Amérique du Sud) et d’héroïne (en Afghanistan notamment) est en train d’explo ser, parce que dans ces pays il est devenu beaucoup plus lucratif pour les paysans de cultiver ces substances que des plantes four ragères. Et ici dans le Doubs comme ailleurs en France, on se prend de plein fouet l’arrivée mas sive de drogues dures sur le ter ritoire et on explose donc les quan tités de drogues saisies. D’où ce sentiment d’impuissance ressenti. Les quantités qui arrivent aug mentent, et parallèlement, les prix baissent. Tout cela facilite l’accès aux produits. E.M. : Il y a une trentaine d’années, 1 gramme de cocaïne se mon nayait 1000 francs de l’époque, ça représentait quasiment 1/5 ème du salaire d’un smicard. Aujourd’hui, le gramme se trouve entre 50 et 60 euros, l’héroïne à une vingtaine d’euros, le cannabis à 10 euros. Le coût s’est effondré. Raison de plus pour penser que, si on ne doit surtout pas lâcher la pression sur la répression du trafic, la répression du trafic seule est un combat perdu d’avance. Moins de points de deal grâce au travail de harcèlement de la police et de la jus tice, certes, mais les nouveaux modes de livraison de la drogue - les fameux “Ubershits” - ne réduisent-ils pas à néant tous vos efforts ? E.M. : Non, parce que les méthodes d’investigation pour démanteler ces réseaux sont également effi caces. Ce qui inquiète en revanche, c’est la perte des valeurs. Dans les livreurs “Ubershit”, on peut Toutes les drogues se sont démocrati sées ?

A ugmentation des trafics, fusillades, montée du nar cotrafic. La politique pénale menée contre le trafic de stupéfiants est-elle en train d’échouer dans le Doubs ? Étienne Manteaux : Il y a plusieurs regards à porter sur cette ques tion. On ne peut pas notamment éluder la partie élucidation des affaires avec de nombreux réseaux de trafiquants déman telés ces dernières années dans le Doubs. Depuis 6 ans et demi (N.D.L.R. : depuis l’arrivée de M. Manteaux à Besançon), 94 % des affaires de violences ou d’homi cides ont été élucidées grâce à une vraie efficacité de la collabo ration entre les forces de l’ordre et la justice. Là où on peut être en effet nuancé sur les résultats, c’est que l’élucidation des faits et l’incarcération des individus avec des peines souvent très lourdes, ne suffisent pas à stopper la spirale de la violence liée à ce

narcotrafic. On peut analyser cela en affirmant qu’aujourd’hui, mal gré une action déterminée et effi cace des services de sécurité et de la justice, les profits liés aux trafics de stupéfiants sont deve nus tellement énormes que la crainte d’une incarcération ne suffit plus à stopper le phéno mène. Mais il y a un deuxième élément de compréhension de ce phénomène.

au-dessus de la montagne d’où elle finit toujours par retomber. Ce sera un combat sans fin. Quand une équipe est démante lée, les consommateurs se tour nent immédiatement vers une autre, étant donné que le propre de la toxicomanie est de créer de la dépendance. Pour l’instant, les consommateurs sont condamnés à payer des amendes forfaitaires de 135 à 200 euros et c’est la direc tion des finances publiques qui s’occupe du recouvrement. Alors faut-il augmenter le montant des amendes forfaitaires ou alors pri vilégier le volet sanitaire et la prévention ? Une chose est sûre : on ne s’occupe encore pas suffi samment des consommateurs. Il nous faut désormais être plus incisif avec les toxicomanes tant sur le plan sanitaire que sur le plan pénal. L’aspect sanitaire, comme le prône notamment la maire de Besançon avec son projet de “salle de shoot”, doit donc être la nouvelle priorité ? E.M. : Il s’est fait beaucoup de choses sur le volet répressif ces dernières années, pas suffisam ment sur l’aspect santé publique. Les Suisses le font depuis une trentaine d’années, avec des résul tats. Dans ce pays, il y a désormais beaucoup moins de toxicos à l’hé roïne qu’en France proportion nellement. Avec ce genre de dis positif, il y a un vrai suivi des toxicos pour les aider à se sortir de l’ornière. En France, notre sys tème de santé publique envers les toxicomanes est très perfec tible. Il ne faut jamais perdre de vue que ce sont les consomma teurs qui font la puissance des trafiquants. Vous évoquez les toxicomanes shootés à l’héroïne, mais il y a tout une partie de consommateurs dits “mondains”, pas marginaux, et qui consomment de plus en plus de cocaïne y compris dans notre département. Faut-il davantage les poursuivre ? E.M. : C’est vrai que la cocaïne est en augmentation et qu’elle concerne aussi les gens socialisés, elle constitue un excitant puis sant. Il faut que les forces de police et de justice s’appuient jus tement sur ces consommateurs pour évaluer au mieux le chiffre d’affaires que la cocaïne génère afin de pouvoir permettre les sai

“On ne s’occupe encore pas assez des consom mateurs.”

Lequel ? E.M. : On a sans doute eu le tort jusqu’ici de s’inté resser essentielle ment au trafic et on commence à peine à s’intéresser aux consommateurs. Or, si on ne met pas l’ac cent là-dessus, c’est comme Sisyphe qui est condamné à vie à remonter sa pierre

dans le Doubs

M. Perraut. Les zones rurales ne sont pas épargnées par le fléau des stu péfiants. Autour des axes stra tégiques que sont l’A 36, la R.N. 57 et la zone frontalière, la gendarmerie du Doubs éta blit “une cartographie précise de la délinquance liée aux stu péfiants” confie le colonel Lio nel James à la tête du grou pement de gendarmerie départementale du Doubs. En zone rurale, la gendarmerie du Doubs a ainsi démantelé 21 points de deal l’an dernier, permettant en même temps de saisir 7 kg de cocaïne, 2 kg d’ecstasy, 300 g d’héroïne, 817 kg de résine de cannabis et saisi 833 000 euros d’avoirs criminels. “Depuis deux ans nous notons une sensible aug mentation en zone gendarme rie” confirme le colonel James. Le démantèlement d’un réseau de livraison Ubershit à l’au tomne dernier à Pontarlier est une des illustrations du phé nomène. Du côté de la police,

en zone urbaine (Besançon, Montbéliard et Pontarlier), les chiffres sont tout aussi édi fiants (voir en page 24). De manière plus globale, cer taines formes de délinquance accusent une forte hausse dans notre département : les atteintes à l’intégrité physique de manière générale, et les vio lences intrafamiliales et sexuelles qui, elles, ont bondi de + 38 % l’an dernier. Le nom bre de cambriolages est éga lement reparti à la hausse. Outre la lutte contre les trafics de stups, priorité des priorités dans le Doubs, les six autres axes de ce “plan départemental de restauration de la sécurité du quotidien” sont les suivants : lutte contre les violences intra familiales, lutte contre les cam briolages, maîtrise des flux de population, lutte contre les vio lences envers les élus, lutte contre les atteintes à l’envi ronnement et lutte contre les rodéos urbains. n J.-F.H.

trouver aujourd’hui un ambulancier, une professeure de français - des cas réels - qui font ce genre de livraisons pour arrondir leurs fins de mois. Quand dans une société l’appât du gain devient la seule valeur, on doit se poser des questions. Aujourd’hui en plus, ces revendeurs sont “multicartes”, ils peuvent livrer n’im porte quel type de drogues. On voit

“La répression du trafic seule est un combat perdu d’avance.”

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