La Presse Bisontine 263 - Mai 2024

4 L’interview du mois

HISTOIRE L’ancien ministre Jean-Noël Jeanneney “Jeme sens profondément Franc-Comtois” Originaire de Franche-Comté, l’ancien secrétaire d’État Jean-Noël Jeanneney, qui fut aussi président entre autres, de Radio France et de la Bibliothèque nationale de France, a fait étape à Besançon il y a quelques jours. Rencontre avec un homme passionné, érudit, et toujours aussi vif d’esprit. Conversation.

L a Presse Bisontine : Vous êtes venu à Besançon notamment pour remettre les insignes de commandeur dans l’Or dre national du Mérite à Marie-Guite Dufay, la présidente de Région. Quels liens vous unissent à elle ? Jean-Noël Jeanneney : C’est une person nalité que je connais depuis longtemps et pour qui j’éprouve considération et affection. Nous nous sommes rencontrés par l’intermédiaire de l’admirable Pau lette Guinchard à l’époque où je siégeais au côté de celle-ci au Conseil régional de Franche-Comté, entre 1992 et 1998. Plus tard, Marie-Guite Dufay m’a demandé de présider son comité de soutien à l’occasion des élections régio nales de 2015 et j’ai été heureux de le faire. Et aujourd’hui, j’ai donc évidem ment répondu avec un grand plaisir à l’invitation de Marie-Guite Dufay pour cette cérémonie privée et la conférence sur mes Mémoires que nous avons ani mée ensemble le 12 avril. L.P.B. : Homme de médias, pour avoir notamment dirigé Radio France et Radio France Interna tionale dans les années quatre-vingt, comment jugez-vous le paysage médiatique actuel ? J.-N.J. : Pour rester dans l’actualité, je vous dirai que je suis fermement opposé au projet porté par la nouvelle ministre Zoom Les mille vies

de la Culture, Rachida Dati de fusionner France Télévisions, avec Radio France, l’I.N.A. et France Médias Monde. Cela reviendrait à recréer une espèce d’O.R.T.F. qui nous rappelle l’époque où le gouvernement avait la mainmise sur les programmes et sur l’information. On aurait pu croire et espérer que cette idée néfaste, portée en son temps par un précédent ministre de la Culture, Franck Riester, avait été enterrée avec la crise sanitaire. Hélas, elle est toujours présente dans la tête de M me Dati. Cette fusion n’entraînerait selon moi aucune économie dans le fonctionnement de cette grande structure envisagée. On sait d’autre part d’expérience que quand on met ensemble la radio et la télévi sion, la télévision a toujours tendance à prendre le dessus. Il y a une façon plus simple de renforcer par rapport au privé l’audiovisuel public, c’est de ne plus lui marchander les moyens d’agir et de répondre au défi des nou velles technologies : ce que Radio France est d’ailleurs en train de faire, pour sa part, de belle façon, et promptement. L.P.B. : La suppression de la redevance audio visuelle a tout de même été une bonne chose, du moins du point de vue du contribuable ? J.-N.J. : Cette décision a été détestable

Robert Hersant possédant de trop nombreux titres, mais cela n’est rien à côté de ce qu’on vit actuellement, avec l’emprise de M. Bolloré, notam ment, qui s’étend dangereusement jusqu’à l’édition. Il revient à l’État d’or ganiser tout cela. Il est donc nécessaire que le législateur se saisisse à nou veau de cette ques tion pour limiter ces phénomènes de concentration. Les règles émises en 1945 sont toujours valables, il appar tient à l’État de les faire respecter et au besoin de les ren forcer. Que l’énergie du Parlement se

puisqu’elle met en cause l’assurance d’un financement pérenne de l’audio visuel public dont les budgets, de fait, ne seront plus garantis d’une année sur l’autre. D’autre part, du point de vue du contribuable, cette décision ne changera rien puisque c’est toujours lui qui financera l’audiovisuel à travers la T.V.A. et le budget de l’État. C’est une plaisanterie que d’affirmer que cette mesure contribuera à faire éco nomiser de l’argent aux citoyens. De surcroît, en incitant de ce fait les radios publiques à compléter leurs finances par la publicité, on risque d’effacer pro gressivement l’une des précieuses dif férences qui existent entre la radio publique et la radio privée : l’absence de “réclame”. L.P.B. : Quel regard portez-vous sur l’audiovisuel privé ? J.-N.J. : Il faut évidemment assurer le maintien et la prospérité des deux sec teurs, le public et le privé. Le privé taraude utilement le public, mais avec uniquement un secteur privé, on abais serait forcément le niveau général. Le seul argent prive continuerait-il, par exemple à faire vivre des radios comme France Culture, ce joyau ? Je ne le crois pas. L.P.B. :Vous évoquez la mainmise des médias par quelques groupes privés ? J.-N.J. : Après les dérives de la presse française avant et pendant la dernière guerre, les ordonnances de 1945 visaient à organiser un nouveau sys tème médiatique garantissant la liberté d’expression et un vrai pluralisme de la presse. La transparence de son finan cement, aussi. La loi précisait notam ment que la concentration des médias au sein de mêmes groupes devait être limitée. On a connu jadis l’époque de

mémoires “Souvenirs d’enfance” ou “Mes années enfuies” ou “Comme le temps passe…” : banalités. Je me sou viens des mémoires de Claude Lanz mann qu’il avait intitulés “Le lièvre de Patagonie”. Tout le monde s’était demandé pourquoi. Mon titre se rat tache à un de mes souvenirs de voyage, version dramatique. “Le Rocher de Sus ten”, c’est un bloc de pierre de 5 m sur 3 environ, qui s’est détaché de la paroi du col de Susten, en Suisse alors que j’y passais en voiture, une 2 CV. J’avais 18 ans, je revenais d’un voyage en Grèce avec deux camarades. Devant nous roulait une grosse voiture américaine avec cinq personnes à l’intérieur. La visibilité était très mauvaise, le temps était humide et devant nous, ce rocher s’est détaché et a écrasé littéralement la voiture américaine et ses occupants. Si j’ai choisi ce titre, c’est pour rappeler combien la part du hasard est impor tante dans toute vie… À partir souvent de faits minuscules. Si Gavrilo Princip avait trébuché à Sarajevo, empêché ainsi d’assassiner l’archiduc François Ferdinand, que serait-il advenu en 1914 et ensuite ? Je vous laisse y rêver… Je prépare actuellement le tome III de ces souvenirs, qui courront à partir de 1993. L.P.B. : La vie n’est donc faite que de hasards ? J.-N.J. : Si le hasard et la contingence tiennent une grande part dans le destin des humains et des collectivités, ils laissent tout de même grand ouvert l’éventail de la liberté. On ne peut pas dire que tout est possible, le hasard ne peut pas tout ! Si Oswald n’avait pas tué Kennedy mais plutôt Khroucht chev, il paraît peu vraisemblable, comme l’a fait observer un romancier américain facétieux, qu’Onassis ait épousé la veuve de Khrouchtchev ! (rires).

de Jean-Noël Jeanneney J ean-Noël Jeanneney est né le 2 avril 1942, il est historien spécialisé dans l’histoire politique et l’histoire des médias. Il a été par deux fois secrétaire d’État sous François Mitterrand au début des années quatre-vingt-dix, au Commerce extérieur dans le gouvernement Cresson, puis à la Communication dans le gouvernement Bérégovoy. Auparavant, il a été président de Radio France et de Radio France internationale, et en 1989 président de la Mission du Bicentenaire de la Révolution française. Il préside le Musée Clemenceau, à Paris. Il produit depuis 1999 une émission sur France Culture, Concordance des temps, chaque samedi matin. M. Jeanneney a également présidé la Bibliothèque nationale de France entre 2002 et 2007. Localement, il a été conseiller régional de Franche-Comté entre 1992 et 1998. Aux élections législatives de 1993, candidat de gauche, il a été battu dans la 3 ème circonscription de la Haute-Saône. Jean-Noël Jeanneney est l’auteur de plusieurs pièces de théâtre, notamment “L’Un de nous deux”, dialogue imaginaire entre Léon Blum et Georges Mandel. Il est le parolier de dix-huit Chansons pour mémoire mises en musique par Antoine Sahler et dont un C.D. vient de paraître. Il publiera à l’automne, dans la collection “Bouquins”, chez Robert Laffont, un volume consacré à la Troisième République. Il a reçu en septembre dernier le prix Saint-Simon pour le tome III de ses mémoires, Le Rocher de Susten, publié aux éditions du Seuil. n

“Je suis opposé au projet de fusion France Télévisions Radio France.”

déploie plutôt de ce côté !

L.P.B. : Pour réguler et surveiller les médias, il y a l’A.R.C.O.M., l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique ! J.-N.J. : La surveillance et les remon trances de l’A.R.C.O.M. ne suffisent apparemment pas encore à empêcher les dérives actuelles. M. Hanouna est régulièrement condamné par l’A.R.C.O.M. et ça ne l’a pas empêché de continuer à rester à l’antenne et à “déraper”. L.P.B. :Vous êtes également venu à Besançon pour parler de vos mémoires intitulés “Le Rocher de Susten”. Expliquez-nous ce titre ? J.-N.J. : J’aurais pu appeler mes

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