La Presse Bisontine 236 - Février 2022
4 L’interview du mois
La Presse Bisontine n°236 - Février 2022
JUSTICE Julie Fergane, représentante du syndicat de la magistrature “Nous avons un sentiment d’usure, de mal rendre la justice” Alors que le tribunal de Besançon va vivre une année chargée entre le procès Zepeda, les tirs entre dealers à Planoise ou l’affaire Péchier, les magistrats tirent la sonnette d’alarme. Julie Fergane dénonce, comme ses collègues, le décalage entre la noblesse de sa mission et la précarité des conditions de travail.
L a Presse Bisontine : En décembre dernier, fait rarissime, le personnel du tribunal judiciaire de Besançon a débrayé comme d’autres juri- dictions. Pourquoi ? Julie Fergane (vice-procureure, et repré- sentante du syndicat de la magistrature) : Il s’agissait de nous associer aux constats faits dans la tribune parue dans Le Monde (23 novembre) signée par 7 000magistrats et 1 000 fonctionnaires de greffe, laquelle faisait suite au suicide d’une magis- trate.Nous regrettons de ne pouvoir exercer la justice dans des conditions dignes tant pour nous que pour les justiciables. Nous voulons dénoncer l’effondrement annoncé du système si nous restons sur les mêmes effec- tifs et sur les mêmes moyens maté- riels. Nous affirmons que la justice est loin d’être réparée et n’a pas les conditions pour travailler.
L.P.B. : Qu’appelez-vous un manque de moyens pour le tribunal de Besançon ? J.F. : On se fonde sur des chiffres précis, ceux de la C.E.P.E.J. (Com- mission européenne pour l’efficacité de la justice), pour dire que nous sommes sous les moyennes euro- péennes sur le plan des effectifs ! Si on se basait sur cette moyenne désignée par le Conseil de l’Europe, nous devrions disposer a minima sur le ressort du tribunal judiciaire de Besançon d’environ 57 magis- trats, contre 30 actuellement, et de 125 fonctionnaires en effectif théorique, contre 74 aujourd’hui. L.P.B. : Vous manquez de bras. Concrè- tement, comment le manque de moyens matériels se traduit-il à Besançon ? J.F. : Nous avons par exemple récem- ment eu besoin de mettre en place la coopération pénale internatio-
Bio express l Diplômée de l’école de magistrature en 2009 l En 2009, elle rejoint la Cour d’Appel de Colmar comme substitut du procureur, puis devient substitut du procureur à Mulhouse l En 2015, elle est nommée substitut du procureur près le tribunal de Dijon l En 2017, elle est vice- procureure de la République au tribunal de grande instance de Montbéliard l Depuis août 2020, elle est vice-procureure près le tribunal judiciaire de Besançon
Julie Fergane est membre du syndicat de la magistrature, vice-procureure près le tribunal de Besançon.
taire. Ils seront 40 de plus, soit 80 magistrats, à arriver dans les juri- dictions à partir de septembre 2023. Cela nous paraît en termes d’ambi- tion insuffisant car c’est seulement pour une année. Le syndicat que je représente demande un plan de recrutement sur dix ans en prenant en compte les départs en retraite. La hiérarchie judiciaire réclame un doublement des effectifs dans les années à venir. Au point où en est, toute aide est bonne à prendre. À Besançon, nous avons reçu le soutien de deux juristes assistants de caté- gorie A, et deux de catégorie B contractuels depuis un an. L.P.B. : Ces aides sont les bienvenues tout de même ? J.F. : Elles sont précieuses mais leur statut interroge. Pour les B contrac- tuels, il y a une grande précarité (les contrats durent 3 ans), d’où la grande difficulté à en recruter. Ce sont des rustines car ils n’ont reçu aucune formation. Ces gens sont mis en dif- ficulté car ils sont formés sur le tas. L.P.B. : Quelle est la journée-type d’une vice- procureure ? J.F. : C’est l’intérêt de mon métier : il y a toujours des surprises. Vous arrivez le matin et vous pouvez être en continu jusqu’à 21 heures pour ensuite passer la permanence à un collègue. Cela nécessite beaucoup d’engagement personnel. L.P.B. : Lorsque vous avez choisi ce métier, vous mesuriez la tâche, immense ? J.F. : Évidemment. J’ai signé pour ce contrat dans lequel on ne compte pas ses heures ! Ce qui crée l’usure,
peut pas se contenter de cela. L.P.B. : Et pourtant, la justice chronomètre mais n’écoute pas toujours bien… J.F. : Oui. Nous sommes par exemple sur 7 minutes d’écoute pour un juge aux affaires familiales alors que des per- sonnes attendent ce rendez-vous de leur vie depuis des mois voire des années. Ce n’est évidemment pas compris par les justiciables. L.P.B. : La justice est mal rendue à Besan- çon ? J.F. : Nous avons
nale qui nécessite de traduire un certain nombre d’actes dans toutes les langues de l’Union européenne. Le ministère n’a pas de traducteur dédié : on fait donc une réquisition d’un traducteur, que l’on paie souvent avec beaucoup de retard, si bien que cela ne les incite pas à travailler avec nous. Nous en sommes à supplier les autorités étrangères d’accepter l’an- glais ! On travaille avec notre dic- tionnaire… ce qui provoque des délais qui ne sont pas toujours compréhen- sibles par une autorité étrangère. L.P.B. : Sans compter cette imprimante qui vous lâche… J.F. : Le parc des imprimantes per- sonnelles n’est pas renouvelé. La mienne fait une trace grise (rires) au milieu de la feuille depuis un an que je suis là. Si je veux un document officiel, je l’imprime à l’autre bout du couloir sur celle de la permanence, laquelle n’est peut-être pas disponi- ble. Ça n’a l’air de rien, mais si vous accumulez ces détails matériels sur une journée de travail, ça devient lourd. L.P.B. : Ce n’est pas un caprice de magis- trat ? J.F. : Non. Il y a un sentiment d’usure car on participe à la dégradation du service public sans voir des amélio- rations malgré notre volonté. Il faut le dénoncer car cet équilibre ne tien- dra bientôt plus. L.P.B. : Que doit-on penser des délais d’au- dience avec certaines dates fixées à 2023 ? J.F. : Lorsque vous jugez plusieurs années après les faits, il y a une inci- dence sur le choix de la peine. On ne
“Un grain de sable donne
l’impression de ne pas pouvoir faire face.”
effectivement le sentiment de mal la rendre. Au tribunal correctionnel ne sont motivés les jugements que lorsqu’il y a un appel. Le reste, ce sont des motivations types générées par un logiciel. Voilà la justice que nous rendons alors que nous sommes pied au plancher. L.P.B. : Depuis ce coup de colère, suivi par les avocats, que vous a répondu le ministère de la Justice ? J.F. : Il y a eu des annonces de recru- tements comme les 380 places sup- plémentaires à l’école de magistra- ture, ou le doublement des magistrats recrutés par concours complémen-
En décembre, les magistrats et les fonctionnaires ont dénoncé leurs conditions de travail.
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