La Presse Bisontine 229 - Juillet 2021
4 L’interview du mois
La Presse Bisontine n°229 - Juillet 2021
HANDICAP Océanie Craveiro, 28 ans
“J’ai ouvert des portes que l’on pensait infranchissables” Atteinte du syndrome d’Alström, Océanie Craveiro devient aveugle à 8 ans puis malentendante. Au prix d’efforts et de combats, elle obtient un Bac scientifique, une licence, puis intègre le conservatoire. La jeune femme raconte son parcours qu’elle partage auprès d’élèves et de salariés pour faire évoluer la vision sur le handicap.
L a Presse Bisontine :Vous étiez - avec votre chien Miel et la mission han- dicap du C.C.A.S. de Besançon - reçue à l’entreprise Safran de Besan- çon pour évoquer le handicap au travail. Faut-il (encore) rappeler aux valides que les personnes handicapées sont des citoyens comme les autres ? Océanie Craveiro : Plus que jamais ! Je veux que l’on prenne les personnes handicapées comme des citoyens qui méritent d’exister aux yeux des autres, montrer que l’on développe d’autres qualités. J’ai commencé la sensibili- sation dès 2011 dans des lycées, notam- ment à Jules-Haag, avec le Centre communal d’action sociale de Besançon (C.C.A.S.) où j’organisais des ateliers. Les élèves devaient se bander les yeux et se déplacer avec une canne. L.P.B. : Malgré tout, la vision sur le handicap peine à changer. O.C. : Combien d’entreprises embau- chent-elles de personnes handicapées ? On pourrait les compter sur les doigts de la main. Alors que la loi dit claire- ment que le chien-guide est accepté dans tous les lieux publics ou dans les transports en commun, j’ai toujours des “imbéciles” (elle sourit) qui ne veu- lent pas que je rentre ! L.P.B. : Où par exemple ? O.C. : Dans des magasins, à La Poste. Il y a peu de temps, un médecin O.R.L. à Besançon a refusé que je fasse un audiogramme parce que mon chien n’était pas été accepté par ce profes- sionnel aumotif qu’il gênait le passage dans son cabinet pour les autres patients ! C’est honteux. Imagine-t-il tous les obstacles que je franchis chaque jour pour me déplacer ? Et lorsqu’un de ses patients vient en fauteuil roulant dans son cabinet je ne pense pas qu’il lui dise “Lève toi et marche, laisse ton fauteuil ici” (elle sourit). Je vis cela comme des attaques. L.P.B. : N’est-ce pas décourageant ? O.C. : Non. Je fais partie de la commis- sion d’accessibilité à Besançon où j’émets des préconisations pour amé- liorer petit à petit l’accessibilité. Cela n’avance pas vite. Il faut sans cesse répéter pour obtenir des “petites” avan- cées qui comptent beaucoup pour nous. Cela me donne du courage. Je crois qu’il est important de sensibiliser les enfants dès leur plus jeune âge afin qu’ils adoptent les comportements appropriés comme nous le faisons régu- lièrement dans les écoles de Besançon
avec le C.C.A.S. La loi oblige d’intégrer les enfants handicapés dans les écoles. Il faut donc donner les outils aux élèves valides afin qu’ils puissent apporter une fois en classe de l’aide à leur cama- rade. J’ai récemment formé les mani- pulateurs radio car on se rend compte que les professions médicales n’ont pas toujours les bons gestes ou les bonnes attitudes. L.P.B. :À Besançon, quelles avancées pourraient par exemple vous faciliter la vie ? O.C. : Tout n’est pas mauvais mais il reste des chantiers. Je pense aux lignes de bus qui sont accessibles grâce à la synthèse vocale mais il manque à l’ar- rêt de bus une voix pour annoncer l’heure d’arrivée du bus. Il m’est arrivé d’attendre… et le chauffeur ne s’est jamais arrêté. Je viens régulièrement au F.R.A.C. : sans mon chien, je serais perdue. Cela a été pensé par un grand architecte japonaismais c’est compliqué pour les non et malvoyants du fait des couleurs à l’intérieur. Il n’y a par exem- ple pas d’inscriptions en braille sur les portes des salles. L.P.B. : Vous vivez avec ce handicap depuis votre plus jeune âge. À 6 ans, vous avez com- mencé à perdre la vue. Comment la petite fille que vous étiez a surmonté cela ? O.C. : Je suis atteinte du syndrome d’Alström. Je suis aveugle et malen- tendante et j’ai quelques autres soucis
Bio express l Naissance le 1er août 1993 à Besançon l Elle apprend dès l’âge de 6 ans à vivre avec son handicap grâce Creesdev à Besançon l Elle obtient son brevet, entre au lycée Ledoux, obtient en 2016 une licence de musicologie l Inscrite au conservatoire, Océanie se perfectionne au clavecin et à la contrebasse. l Membre de la commission d’accessibilité, elle participe depuis 2011 avec le C.C.A.S. à des missions d’information sur le handicap auprès des élèves et salariés bisontins, dans le privé ou dans les collectivités
Océanie Craveiro et son chien Miel posent devant le conservatoire à rayonnement régional, là où la jeune femme se perfectionne au clavecin.
était oublié. J’ai obtenu mon Bac scientifique (N.D.L.R. : elle fut la première non- voyante de l’académie à obtenir ce Bac S). L.P.B. : Vous êtes musicienne, cava- lière, danseuse, chanteuse…Com- ment faites-vous ? O.C. : Mes parents m’ont élevé comme s’ils avaient une fille valide…avec ma particularité. Grâce à eux, j’ai pu faire dès mon plus jeune âge du théâtre, du cirque, du cheval (elle est galop 2) et sortir de cet endroit (le Creesdev) où je ne côtoyais que des non-voyants. Ils m’ont permis de voir le monde. Je les en remercie. L.P.B. : Vous êtes élève en troisième cycle au conservatoire à rayonnement régional de Besançon. Quel est votre but ? O.C. : Devenir professeur de musique. Lamusique demeure une échappatoire. À la fin de mon Baccalauréat, je voulais déjà faire ça mais j’ai été mal orientée. Un jour, mon père m’a parlé d’une licence de musicologie à Besançon que j’ai pu intégrer. Des camarades m’aidaient pour écrire les cours,me rendre dans les salles…, préparer des chorégraphies. J’ai obtenu ma licence en 2016 et je suis entrée au conservatoire dans la classe de clavecin et de basse conti-
nue. J’aimerais valider mon diplôme d’études musicales pour devenir professeur car j’adore la transmission. J’ai de nombreux projets avec l’aca- démie de musiques anciennes et des concerts prévus du 8 au 13 juillet au clavecin et en chant lyrique à Besançon. L.P.B. :Vous êtes obligée d’apprendre les partitions par cœur. C’est un travail de titan. Comment faites- vous ? O.C. : Nous, les non-voyants, sommes obligés de développer d’autres sens. L.P.B. :Vous avez appris à vivre seule. Les nouveaux appareils connectés sont-ils une révolution ? O.C. : Je peux cuisiner car je possède une balance parlante, un autocuiseur parlant, c’est génial. Mais ce sont des appa- reils très coûteux. C’est incom- préhensible que tout soit aussi cher. Heureusement, des appli- cations sont gratuites notam- ment sur le téléphone pour lire mes S.M.S. mes mails. Lorsque je vivais seule, ma mère préparait mes cachets dans un semainier. Le ménage, c’était mon robot qui le faisait. Tout cela prend beaucoup de temps. Ce tiers-temps que tu as lors des examens, tu l’as toute ta vie lorsque tu es han- dicapé. n Propos recueillis par E.Ch.
car la France - jusqu’en 2008 - refusait de donner un chien- guide aux enfants sous pré- texte qu’un enfant ne pouvait pas s’occuper d’un animal ! On s’est battus. Heureusement à Besançon, il existait à l’époque l’association Mira France qui a financé 25 000 euros pour que je puisse avoir mon pre- mier chien nommé Phlox que j’ai eu à 15 ans. Il venait du Québec.Aujourd’hui, une asso- ciation remet des chiens-guides aux enfants dès l’âge de trois ans. La loi a enfin changé ! L.P.B. : Les évolutions vont donc par- fois dans le bon sens. O.C. : Je suis la pionnière de tout (rires). À chaque fois, j’avais l’impression d’ouvrir une porte comme si personne ne l’avait jamais poussée (rires). On croyait ces portes infranchissables comme inté- grer le lycée. Lorsque j’ai eu mon brevet, mes parents ont milité pour que je puisse inté- grer le lycée Ledoux, le plus proche de chez moi. Avec l’ac- compagnement d’une assis- tante de vie scolaire, je suis entrée en seconde.Tout n’a pas été facile, notamment en classe de première. J’étais une bonne élève, parmi le trio de tête. J’ai été mise un peu de côté par mes camarades qui pensaient qu’il y avait du favoritisme à mon égard. En terminale, tout
de santé liés à ma maladie. Jusqu’à l’âge de 8 ans, je voyais mais je ne dis- tinguais pas les élé- ments en 3 D. Tout était plat pour moi donc je me cognais souvent. J’ai intégré le Creesdev (centre régional d’enseigne- ment et d’éducation spécialisé pour défi- cients visuels) à Bre- gille. C’est là-bas que j’ai appris tout appris avec des profession- nels comme l’écriture en braille, faire mes lacets, savoir manger, couper du pain, la façon de me déplacer avec une canne. L.P.B. : Votre chien n’était pas là pour vous guider ? O.C. : Non. Je l’ai eu assez tardivement
“Il faut sans cesse répéter pour obtenir de petites avancées.”
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