La Presse Bisontine 180 - Octobre 2016

L’INTERVIEW DU MOIS

La Presse Bisontine n° 180 - Octobre 2016

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PHILOSOPHIE

L’universitaire bisontin Pierre Statius “La démarche d’Emmanuel Macron est intéressante”

L a Presse Bisontine : Vers quelle destination emportez-vous vos lecteurs avec ces “Voyages en démocratie” ? Pierre Statius : Je suis parti du constat que la démocratie est triomphante à l’échelle internationale, notamment depuis l’effon- drement du Mur de Berlin et la dissolu- tion de l’U.R.S.S., mais en même temps elle traverse une grave crise avec des sociétés fatiguées qui n’ont plus foi en la démocra- tie. L’idée du livre est à la fois de com- prendre ce triomphe et ce malaise, et de voir d’où il provient. J’ai choisi d’élargir le sujet en lui donnant une profondeur his- torique de manière à traiter la démocra- tie comme un fait social total. L.P.B. : Quels sont justement les faits structurels qui caractérisent les démocraties ? P.S. : D’abord l’égalité des conditions, c’est- à-dire qu’en démocratie je regarde l’autre comme mon semblable contrairement à l’aristocratie par exemple. La seconde cho- se, c’est un système politique fondé sur la séparation : des pouvoirs, entre la société civile et l’État, entre l’Église et l’État, etc. Troisième chose : c’est le gouvernement des hommes par eux-mêmes et plus par la nature, par Dieu ou par la tradition. C’est donc un régime de sécularisation et c’est là qu’on touche les problèmes actuels de nos démocraties que veulent contester les régimes théocratiques. Dans mon livre, je confronte ces faits structurels à l’analyse Philosophe et maître de conférences à l’Université de Franche-Comté, Pierre Statius publie “Voyages en démocra- tie”. Une occasion de mieux cerner le temps démocratique qui est le nôtre, fait de troubles et d’angoisses. Le constat du philosophe, peu enclin à l’optimisme, comporte tout de même quelques lueurs d’espoir. Interview.

Pierre Statius a également dirigé l’I.U.F.M. de Franche- Comté avant la disparition des I.U.F.M. en 2013.

conflit qui est philosophique et religieux. Et à mon avis, c’est quelque chose duquel on n’est pas près de sortir… Sur ce point- là, je ne suis pas optimiste. L.P.B. : Un début de solution face à ce débat qui agite la France ? P.S. : La première chose à faire est un tra- vail d’exégèse du Coran. En France, on est encore ignorant de la religion musulma- ne. Il faut d’abord essayer de s’approprier cette question plutôt que de la rejeter. Sur le plan politique, notre société n’a jamais été à ce point en danger de dissolution. Hélas, la laïcité à la française sonne com- me un verrou alors que les sociétés anglo- saxonnes sont plus basées sur la toléran- ce. Il faudrait cette fois faire évoluer cette laïcité tout en tenant un discours ferme sur la Nation et la République, un peu à la manière d’un Jean-Pierre Chevènement. Un autre débat que l’on occulte, c’est celui lié aux questions écologiques. Il est clair que cette question va produire à l’avenir des flux migratoires bien plus importants que ce qui se passe aujourd’hui. Sur ce point, on ne peut plus compter sur d’autres solutions que d’être dans un régime radi- calement décroissant. L.P.B. : Un peu d’espoir dans ce tableau peu enthou- siasmant ? P.S. : Ce qui caractérise la démocratie, c’est sa capacité à se recomposer sans cesse, à se réinventer.Au siècle dernier, elle a triom- phé de deux régimes totalitaires avec le nazisme et le stalinisme. Aujourd’hui, on a affaire à l’islamo-fascisme qui est une régression religieuse, donc également un totalitarisme. Une des forces nouvelles qui peut constituer un rempart, c’est l’Euro- pe. Hélas, l’Europe est devenue une sorte de “machin” dépolitisé auquel personne ne comprend plus grand-chose. Le principal problème aujourd’hui, contrairement au siècle dernier, c’est qu’il n’y a plus d’ordre mondial, ça peut péter de tous les côtés. Nous sommes sur un baril de poudre. L.P.B. : Le politique a-t-il encore un quelconque pouvoir en France ? P.S. : Nos politiques sont devenus impuis- sants. Les Primaires qui s’organisent dans notre pays en sont l’illustration extrême, le symbole d’une politicaillerie médiocre. C’est tout le contraire de l’esprit de laVème République, où un homme rencontre un

pays. En cela, la démarche actuelle d’Emmanuel Macron qui veut essayer de créer un mouvement pour constituer une majorité présidentielle est bien dans l’esprit de cet- te Vème République. L’abîme qui se creuse entre l’élite et le peuple vient du manque de renouvellement de nos représentants. RaymondAron disait qu’il pouvait exister une bonne oligarchie, c’est celle qui se renouvelle. Ce ras-le-bol risque de mal finir. L.P.B. : C’est-à-dire par l’acces- sion au pouvoir de l’extrême droi- te ? P.S. : Les Français ont enchaî- né les déceptions depuis vingt ans avec Jacques Chirac,Nico- las Sarkozy et François Hol- lande. Je ne pense pas que le

blicaine date d’il y a une trentaine d’an- nées. Depuis les années quatre-vingt, on est confronté à un fort mouvement d’indi- vidualisation, de gestion des flux scolaires, qui se fait au détriment de la politique et de l’histoire. Ce fort mouvement a eu ten- dance à contester l’institution scolaire. Il y a eu un renoncement face à la question “qu’est-ce qu’éduquer ?” La crise de l’éco- le est avant tout intellectuelle. L’école a renoncé à la logique de la transmission pour se consacrer à la logique de l’ap- prentissage, a oublié ce rapport fonda- mental à la transmission et à la culture. HannahArendt estimait qu’éduquer, “c’est faire entrer un homme neuf dans un mon- de déjà vieux.” C’est très juste. L.P.B. : Des progrès existent. La réforme du collè- ge par exemple qui vient d’entrer en vigueur ? P.S. : Avec l’interdisciplinarité, on instau- re une sorte de “culture pizza” avec un tout petit peu de tous les ingrédients. Avec cela, impossible pour les élèves de construire un raisonnement car ils n’auront pas assez de connaissances sur les disciplines. C’est l’inverse qu’il faut faire : commencer par les disciplines et terminer par l’interdis- ciplinarité, en toute connaissance de cau- se. L.P.B. : Les médias jouent-ils leur rôle dans les débats actuels qui agitent la société ? P.S. : La plupart d’entre eux, non. La socié- té médiatique actuelle cultive un aveu- glement au social et à l’historique. Et que dire des réseaux sociaux qui sont certes un progrès technologique mais sans doute une régression sociale. Comment construire une pensée en 140 signes ? L.P.B. : Au-delà de ces constats, peu réjouissants, quelles solutions ? P.S. : Les solutions sont en creux de tout ce que j’ai dit. On sait ce qu’il faut faire pour mieux former nos enfants, pour mener une politique économique plus efficace, mais on ne le fait pas. Une fois encore, en attendant de voir la suite, la démarche d’Emmanuel Macron est intéressante : faire un pro- gramme en 8 ou 10 points seulement, qui court de la droite à la gauche, en annonçant une équipe. Il est nécessaire - sans doute c’est ce qu’il essaie de faire - de sortir de l’impuissance politique dans laquelle tout le monde se complaît aujourd’hui. n Propos recueillis par J.-F.H.

Biographie

l Pierre Statius est maître de conférences à Besançon depuis 1998. En 2009, il a été directeur de l’I.U.F.M. de Franche-Comté et vice- président de la conférence nationale des directeurs d’I.U.F.M. l l Il a notamment publié “Le réel et la joie”, “Essai sur l’œuvre de Montaigne”, “De l’éducation des modernes”. Il poursuit actuellement ses travaux dans le domaine de la philosophie politique l “Voyages en démocratie” est son huitième ouvrage.

“L’école a renoncé à la logique de la trans- mission.”

de quatre grands commen- tateurs de la démocratie : Alexis de Tocqueville, Benja- min Constant, RaymondAron et le contemporain Marcel Gauchet.Tout cela pour abou- tir à ce livre qui est une sor- te de cartographie intellec- tuelle des questions relatives à la démocratie. L.P.B. : Pourquoi la notion même de démocratie semble-t-elle de plus en plus fragile et exposée ? P.S. : La démocratie est un régime fondamentalement fragile car il ne repose sur rien d’autre que lui-même. La démocratie a besoin de citoyens qui croient en elle. En France, cela doit se faire par l’école mais comme l’ins- titution scolaire fait à mon sens largement défaut, cette démocratie est en danger. Et ensuite, il y a bien sûr les actuels adversaires extérieurs de la démocratie qui sont issus de la menace terroriste isla- mo-fasciste. Ces régimes-là étant des théocraties, il ne peut y avoir que conflit, un

“Nous sommes

F.N. puisse accéder au pouvoir cette fois- ci mais si d’aventure le président élu en 2017 échoue, en 2022 il est clair que le F.N. sera au pouvoir. La colère gronde, les idées du F.N. progressent, y compris dans la jeu- nesse et dans les milieux étudiants pro- fondément déçus par le mandat actuel au cours duquel ils ne voient aucune trans- formation sociale. L.P.B. : Les débats actuels sur l’identité nationale ne sont-ils pas délétères ? P.S. : Non, ils sont indispensables. En 2007, Nicolas Sarkozy avait créé un ministère de l’Identité nationale mais la réflexion a été plombée d’entrée de jeu car il en a fait un ministère de l’Immigration. Alors que ce débat est légitime et même nécessaire. Qu’est-ce qu’être Français ? Il faut reprendre ce débat de manière philosophique. Si le sentiment d’appartenance à la Nation n’existe pas, c’est là que la société se défait. La République française, c’est la commu- nauté des citoyens, et en même temps, cet- te communauté a un ancrage historique et social. La question de l’identité est à redéfinir de toute urgence. C’est une ques- tion aussi importante que la question éco- nomique et sociale. L.P.B. : L’éducation doit jouer tout son rôle sur cet- te question. Elle n’est pas à la hauteur selon vous ? P.S. : La remise en cause de l’école répu-

sur un baril de poudre.”

“Voyages en démocratie” par Pierre Statius Éditions Kimé - 25 euros en librairie

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