La Presse Bisontine 166 - Juin 2015

L’INTERVIEW DU MOIS

La Presse Bisontine n° 166 - Juin 2015

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ENQUÊTE

Il plaide pour plus de transparence “Il faut en terminer avec les pratiques de copinage”

L a Presse Bisontine :Vous publiez “Les reca- sés de la République”. Qu’est-ce qui vous a poussé à vous lancer dans ce travail d’enquête dans lequel vous impliquez de nombreuses personnalités qui entretiennent les “placards dorés” du pouvoir ? Jean-Luc Touly : Je travaille dans le groupe Véolia où j’avais des responsabilités syn- dicales. Dans le cadre de mes fonctions, j’ai découvert les relations qui existent entre les hommes politiques de gauche comme de droite et cette grande entreprise. Je me suis toujours demandé pourquoi elle employait autant de personnel politique. La réponse est assez facile car la société passe des marchés publics avec des col- lectivités locales. Elle a donc intérêt, com- me d’autres, à avoir de bons rapports avec les élus pour pérenniser des contrats. L’embauche des conjoints, des enfants, fait partie des bonnes pratiques. Par ailleurs, j’ai été conseiller municipale et maire- adjoint trois mois. Comme sur les ques- tions de marché public je mettais mon grain de sel, mon maire m’a donc retiré ma délé- gation. Ensuite, j’ai été conseiller régional dans un groupe Europe Écologie-Les Verts qui me semblait être un parti différent des autres. Mais très vite j’ai vu qu’il n’avait rien de différent tout simplement parce qu’il a besoin de financements pour fonc- tionner. Alors j’ai quitté ce groupe. Moi qui avais des idées bien arrêtées plutôt de gauche, je me suis aperçu qu’il y avait aus- si des gens honnêtes à droite et très cor- rompus à gauche. Mes croyances se sont envolées, c’est le système qui veut cela. Ce sont tous ces éléments-là que je dénonce. J’ai écrit ce livre avec Roger Lenglet, qui est un journaliste d’investigation pour ne pas passer pour quelqu’un qui règle ses comptes. L.P.B. : A la lecture de votre livre, on comprend que le “recyclage” est un sport national. Recyclage d’élus par exemple au Conseil d’État, recyclage d’anciens collaborateurs dans des institutions, des entreprises privées. Le pouvoir permet de s’assurer un avenir finalement ? J.-L.T. : Ce qui est terrible, c’est ce besoin de pouvoir, ce besoin d’assurer sa carriè- re, d’assurer un certain niveau de revenu pour un élu. Cela passe par le recyclage des copains, même si ces copains sont à l’opposé de l’échiquier politique. Ce n’est pas grave car si on nomme quelqu’un à un haut niveau de responsabilité, c’est parce que l’on sait qu’il pourra nous renvoyer l’ascenseur en cas de tra- versée du désert. Conseiller régional d’Île-de-France, Jean-Luc Touly s’est intéressé aux “recasés de la République” dans son dernier livre. Il dénonce sans détour ces copinages au sommet du pouvoir qui nuisent à la bonne marche de la démocratie.

Dans son livre-enquê- te, Jean-Luc Touly nous ouvre la

porte des “placards dorés” du pouvoir.

finissent par voter à l’extrême droite.

passe. Si Marine Le Pen devait arriver au pouvoir,on assisterait sans doute auxmêmes travers. L.P.B. : Ne faudrait-il pas supprimer l’E.N.A. pour remédier au copinage ? J.-L.T. : Tout comme à l’E.N.A. en effet. Cet- te école permet à ceux qui y entrent d’avoir une carrière toute tracée, très élitiste, jus- qu’à la retraite. Nous ne disons pas qu’il faut la supprimer, mais il faut la réformer et l’ouvrir. L.P.B. : Un élu trouve grâce à vos yeux, c’est Bru- no Le Maire. Il a démissionné de la Haute Fonction Publique qui reste un refuge pour beaucoup de politiques… J.-L.T. : Il est un des rares à être honnêtes. Du fait de ses prises de position, il com- mence à être reconnu. Mais va-t-il pouvoir tenir ? C’est un autre problème. Pour cela, il a besoin d’une organisation, de militants. Or, on sait que les élus qui pourraient l’aider iront du côté du plus fort en l’occurrence de Nicolas Sarkozy. L.P.B. : Espérez-vous contribuer à faire changer les choses avec votre livre ? J.-L.T. : J’espère, par ma démarche, appor- ter ma contribution non pas pour que ces pratiques-là disparaissent car nous n’arrivons jamais à ce résultat.Mais j’espère au moins contribuer à les atténuer. Il est urgent de prendre des mesures et pas seu- lement des mesurettes, pour plus de trans- parence et de probité afin que la politique retrouve une certaine noblesse. La poli- tique, c’est la vie de la cité et pas la vie de son indemnité et de son parcours person- nel. Je ne dis pas que les élus sont tous pourris, mais il faut en terminer avec les pratiques de copinage qui ne servent à rien. En 2015, on peut espérer mieux que cela pour un pays comme la France. Il faut que les élus reprennent en main l’intérêt géné- ral des Français. Seule une volonté poli- tique peut contribuer à faire changer le système. Bruno Le Maire est un bon exemple. Mais il y a du boulot. Propos recueillis par T.C.

Rachida Dati avocate et députée européenne. Pour- quoi ? J.-L.T. : Elle a perçu entre 2011 et 2013 500 000 euros d’honoraires d’avocat de la part de G.D.F. Suez. En tant que députée européenne faisant partie de la commission économique et de l’énergie, elle a posé des amendements avec une régularité éton- nante à la faveur de l’activité de cette entre- prise. G.D.F.-Suez n’a pas démenti. Ce qui me gêne dans ce genre d’affaires, ce ne sont pas les entreprises qui se livrent à du lob- bying pour défendre leurs intérêts. Je peux même le concevoir. Il y a 15 000 lobbyistes à Bruxelles, de l’industrie agroalimentaire, pharmaceutique, de l’énergie, etc. Ce que je trouve inadmissible, c’est que des politiques entrent dans ce jeu et l’acceptent. Un élu ne peut pas bénéficier d’avantages person- nels pour avoir rendu des services à une entreprise, dans le cadre d’unmandat pour lequel il est largement indemnisé. Ce gen- re de conflit d’intérêts est déplorable. L.P.B. : Qu’est-ce qui a changé dans la classe poli- tique et plus globalement la haute administration entre l’époque de Charles de Gaulle qui payait ses factures d’électricité à l’Élysée comme vous le racontez dans votre livre, et la génération de Nico- las Sarkozy et de François Hollande ? J.-L.T. : A mon sens, c’est le sentiment d’impunité de la part d’une certaine élite qui aboutit à ces dérives. Lorsqu’Agnès Saal, l’ex-directrice de l’I.N.A. dépense 40 000 euros en frais de taxi dans le cadre de ses fonctions, on se dit que ces personnes sont “hors sol”, déconnectées de la réalité. Finalement, la plupart n’ont jamais vrai- ment travaillé. Beaucoup de ces gens sor- tent des grandes écoles, entrent dans un cabinet, ou dans une grande administra- tion, puis entament une carrière politique. Ils forment une sorte de caste de privilé- giés, d’hommes et de femmes de pouvoir. Cette manière de fonctionner n’est pas bon- ne pour la démocratie. On estime que le système a commencé à dériver à partir deValéry Giscard-d’Estaing. Les choses ont évolué ensuite de manière exponentielle. Cela continue de plus bel- le. Ce qui me choque le plus, c’est qu’on se fait élire sur des valeurs, et qu’on fait stric- tement l’inverse une fois en fonction. La crédibilité de l’homme politique en prend un coup. Je peux comprendre que des gens

Bio express

L.P.B. : Ce qui surprend dans votre livre, c’est que la question de la compétence est secondaire… J.-L.T. : Je ne dis pas que la classe politique est incompétente car celles et ceux qui la composent sont nombreux à avoir fait de grandes études. Il n’empêche qu’avant de faire passer un ministre d’un secteur à un autre, il faudrait s’assurer qu’il est com- pétent. Car il y a peut-être quelqu’un, dans la même organisation politique, qui sera plus à même d’assumer cette fonction.Mais voilà, pour être nommé, il faut être dans les bonnes grâces du pouvoir et dans les bons réseaux. L.P.B. : Comment sont rémunérés ces “placards dorés” ? J.-L.T. : Ce ne sont pas les salaires des patrons, mais ils varient entre 3 500 euros et 15 000 euros par mois. Pour le grand public évidemment, c’est scandaleux. C’est d’autant plus gênant que la plupart de ces postes ne servent à rien. Ce sont des postes qui permettent de recaser un tel ou un tel et de garantir un renvoi d'ascenseur en cas de besoin. L.P.B. : Parmi les fonctions dorées, il y a celle des préfets hors cadre. Quelle est leur situation ? J.-L.T. : En France, il y a 250 préfets pour une centaine de départements. On peut déjà s’en étonner. Mais 30 % de ces préfets sont des préfets hors cadre, c’est-à-dire qu’ils n’ont aucune affectation. L’un des plus anciens dans ce cas-là est Brice Hor- tefeux qui est dans cette situation depuis 20 ans. On confie à ces préfets une mis- sion de service public. Ils rédigent des rap- ports, lorsqu’ils en font, qui sont le plus souvent sans intérêt. Ils perçoivent leur rémunération et leur retraite. Lorsqu’ils deviennent ministres par exemple, il faut savoir que l’État continue de leur payer leur cotisation retraite de préfet. Ce n’est pas normal. L.P.B. : Vous avez des valeurs de gauche. Ne crai- gnez-vous pas de nourrir l’extrême droite avec ce livre ? J.-L.T. : Ce n’est pas moi en tant qu’auteur qui fait le jeu de l’extrême droite, mais les élus au pouvoir qui ne se remettent pas en question. Le grand public voit bien ce qui se

Jean-Luc Touly est militant associatif et juge prud’homal. Spécialiste du lobbying et de la corruption, il a notamment cosigné avec Roger Lenglet “L’eau des multinationales, la vérité inavouable” (Fayard 2005) et “L’argent noir des syndicats” (Fayard 2008). Conseiller régional d’Île-de-France, ancien adhérent de E.E.L.V., il est proche aujourd’hui de Corinne Lepage.

Il faut toujours penser au lendemain lorsqu’on est élu au point que cela en devient presque obsessionnel. Si Jean-Paul Huchon, président du Conseil régional d’Île-de- France a accepté de retirer sa candidature pour laisser le champ libre à Claude Bar- tolone, c’est sans doute par- ce qu’on lui a promis quelque chose en échange. À 69 ans, quelle que soit sa valeur, je suis sûr qu’on va lui trouver un poste, comme Jack Lang s’est retrouvé président de l’Institut du Monde Arabe. L.P.B. : Le pouvoir, c’est aussi la porosité entre les grands groupes privés et les élus. Vous épinglez

“Des gens déconnectés de la réalité.”

“Les recasés de la République” Roger Lenglet et Jean-Luc Touly Éditions First Document

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