La Presse Bisontine 151 - Février 2014

L’INTERVIEW DU MOIS

La Presse Bisontine n° 151 - Février 2014

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SPORT

Avant les J.O. de Sotchi “Ne pas aller aux Jeux, c’est perdre de sa crédibilité” Maître de conférences à l’Université de Franche-Comté à Besançon, ancien sportif de haut niveau, docteur en sociologie, le Bisontin Éric Monnin édite “De Chamonix à Sotchi, un siècle d’olympisme en hiver”. Médaillé d’or du C.I.O. l’an dernier, cette récompense couronne ses travaux sur l’olympisme. À un mois des J.O. d’hiver, il décrypte ce que recouvrent les fameuses “valeurs” de l’olympisme.

L a Presse Bisontine : Les Jeux Olympiques ne sont- ils pas réduits à une grosse opération de business ? Éric Monnin : Cette année à Sotchi, le budget des J.O. est de 36 milliards d’euros, dont 1,4 milliard consacrés à la sécurité. Les Jeux de Vancouver en 2010 avaient coûté 5 milliards d’euros, ceux d’Albertville en 1992, 700 millions… De plus, les Jeux d’hiver n’ont rien d’universels. À Van- couver, ils ont réuni à peine 82 nations pour 2 566 athlètes alors que les Jeux d’été à Londres en 2012 avaient réuni 204 pays et plus de 10 000 sportifs. Bien sûr que nous sommes en plein dans l’ère économique des Jeux. Mais il faut voir ces Jeux de Sotchi comme impliquant quelque cho- se de beaucoup plus important pour les Russes. Où aura lieu le prochain G8 ? À Sotchi. Et il faut savoir qu’autour de l’enceinte du stade olym- pique de Sotchi, le parcours d’un prochain Grand Prix de Formule 1 est déjà tracé. La finalité des Jeux est aujourd’hui d’asseoir un renouveau pour le pays organisateur. La Russie qui avait litté- ralement plongé après la chute du bloc sovié- tique reviendra dans le concert des nations grâ- ce aux Jeux. Les Jeux sont aujourd’hui énimemment géo-politiques. Lors des Jeux de Pékin en 2008, la Chine a voulu montrer au mon- de entier qu’elle comptait désormais parmi les grands.Avec les Jeux de Sotchi, la Russie cherche donc à signer son retour parmi les grandes puis- sances et faire de cette ville balnéaire une futu- re destination jet-set pour le monde entier. L.P.B. : Les “valeurs de l’olympisme”, est-ce que cela a encore un sens ? É.M. : Le Comité International Olympique (C.I.O.) réunit 204 nations, alors que l’O.N.U. en comp- te 193. Aux Jeux, tous les pays du monde défi- lent ensemble, c’est là et seulement là qu’on a l’occasion de voir défiler côte à côte la Corée du Nord et la Corée du Sud. L’olympisme est un système qui unit les peuples, c’est là la vraie valeur de l’olympisme aujourd’hui. Les valeurs de l’olympisme au départ, c’était d’essayer de démocratiser la pratique sportive avec pour fina- lité d’ouvrir l’homme à une certaine idée de

l’humanisme tout en ayant un corps développé et sain. Promouvoir cet idéal est toujours d’actualité. L.P.B. : Ce n’est pas pour autant un vecteur de paix ? É.M. : Est-ce le rôle des J.O. de faire avancer la paix ? N’existe-t-il pas pour cela un organisme qui s’appelle l’O.N.U. ou encore la Commission européenne ? L.P.B. : Le bel idéal a tout de même été dévoyé par d’autres valeurs non ? É.M. : Bien sûr et cela, dès 1936 où la politique a pris le pas sur l’ère idéologique, avec les Jeux de Berlin et de Garmisch-Partenkirschen en Alle- magne. La propagande avait d’ailleurs démar- ré bien plus tôt, avec les Jeux de 1904 à Saint- Louis dans leMissouri où la soi-disant suprématie des hommes blancs avait été mise en avant. Et on a donc basculé dans l’ère économique à par- tir des années quatre-vingt, avec ses dérives financières. Les J.O. d’Athènes en 2004 qui au

Éric Monnin a reçu en août dernier des mains du président du C.I.O. la rarissime médaille Pierre de Coubertin. Des récipiendaires encore en vie, il est le seul avec Henry Kissinger.

L’olympisme, ce n’est pas de la politique. Voir 50 000 journalistes débarquer à Pékin en 2008, c’est mieux que laisser la Chine dans son isole- ment. Et s’il n’y avait pas les Jeux, à quelle mani- festation publique participerait la Corée du Nord ? L.P.B. : Il faut donc mettre la question des droits de l’Homme en sourdine ? É.M. : Non, mais ne pas y aller ne fait pas avan- cer les choses. Et il faut se rendre compte que les Jeux dépassent largement le cadre sportif, c’est une question d’influence sur la scène mon- diale. Nous sommes passés dans la quatrième révolution technologique, celle de l’information. Ne pas aller aux Jeux, c’est perdre de sa crédi- bilité. Dans cette globalisation, tous les pays sont désormais liés. Les Jeux de Sotchi ne sont d’ailleurs pas une finalité en soi, cette manifes- tation fait partie d’un tout. L.P.B. : La France doit-elle à nouveau candidater pour rece- voir des prochains J.O. ? É.M. : Si on organise quelque chose en France, il faut que ça s’imbrique dans une dynamique beau- coup plus large que les Jeux. Il y a peut-être une

fenêtre pour les J.O. de 2024 mais il ne faudrait pas faire les Jeux pour les Jeux. Si c’est à Paris, ce doit être dans le cadre d’une réflexion globa- le sur la configuration du Grand Paris. Sinon, ce serait un gouffre financier inutile. Je suis allé voir les sites des J.O. d’Athènes. Dix ans après les Jeux, les sites olympiques sont en train de tomber en ruine. Leur entretien coûtait 100 mil- lions d’euros par an. L.P.B. : Sur le plan sportif, les Jeux de Sotchi s’annoncent tout de même comme une belle édition ? É.M. : Un des points positifs de ces Jeux de Sot- chi est que pour la première fois de l’histoire de l’olympisme, il y aura autant d’épreuves fémi- nines que masculines. On aura par exemple pour la première fois du saut à ski féminin. Les Jeux, ça reste très particulier pour les athlètes qui n’ont pas droit à l’erreur, c’est un rendez-vous primordial dans la vie d’un athlète. Il y a tou- jours quelque chose de magique dans les Jeux. Côtoyer les plus grands dans un village olym- pique, déjeuner à côté de Federer ou de Soto- mayor, c’est énorme. Heureusement, la magie des Jeux existe toujours. Propos recueillis par J.-F.H.

départ devaient coûter 3 milliards d’euros ont finalement coûté 11 mil- liards. L.P.B. : Fallait-il boycotter les Jeux de Sot- chi ? É.M. : Lors d’une intervention sur le site antique d’Olympie, j’avais ren- contré une volleyeuse américaine qui s’était entraînée pendant des années pour accéder à son rêve de participer aux Jeux. Et toute sa vie s’est arrêtée en décembre 1979 quand les chars russes ont envahi l’Afghanistan, ce qui a provoqué le boycott des Etats-Unis pour les J.O. deMoscou en 1980. Le fait de prendre en otage des sportifs qui consacrent tous leurs efforts et parfois leur vie pour défendre les couleurs de leur pays justifient-ils un boycott ? Je ne le crois pas. Dire qu’il faut boycot- ter les Jeux, c’est juste facile quand on n’est pas un sportif de haut niveau.

“Il y a toujours quelque chose de magique dans les Jeux.”

“De Chamonix à Sotchi, un siècle d’olympisme en hiver” - Éditions Désiris Séance de dédicace à la Maison de la Presse de Besançon le 1 er février

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