La Presse Bisontine 132 - Mai 2012

DOSSIER

24 La Presse Bisontine n° 132 - Mai 2012

PARCOURS

Un couple de Bisontins Ils ont laissé un peu de leur cœur en Algérie

Lorsqu’ils ont quitté l’Algérie en 1961, c’était avec l’idée d’y revenir pour s’y installer plus durablement. L’histoire en a décidé autrement. Les accords d’Évian du 19 mars 1962 ont anéanti les espoirs de Geneviè- ve et de Jean-Roch Grizard de retrouver la Kabylie, une région avec laquelle ils avaient noué des liens indéfectibles malgré la guerre. “J’ai laissé la moitié de mon cœur en Algérie. La plus belle” confie Geneviève d’une voix pleine d’émotion. Un demi-siècle s’est écoulé, mais leurs souvenirs sont intacts. Ils n’ont pas oublié l’Algérie où ils se sont connus “sur le piton kabyle.” Lui était officier dans un bataillon du génie. Elle fai- sait partie d’une équipe médi- co-sociale itinérante (E.M.S.I.). Installés à Besançon, le colonel Grizard, 80 ans, et son épouse Geneviève, 83 ans, entrouvrent la porte de leur mémoire pour nous faire partager leur histoire douloureuse à bien des égards. Témoignages croisés.

Pendant la guerre d’Algérie, Geneviève Grizard faisait partie d’une équipe médico-sociale itinérante. Elle avait pour mission d’aider les femmes et les enfants dans les villages les plus reculés. Sa vie d’E.M.S.I. PORTRAIT Geneviève Grizard

animées par des instituteurs qui étaient des militaires du contingent. Il y avait aussi un centre féminin où les femmes venaient pour se retrouver avec leurs amies kabyles. C’était pour elle des lieux d’ouverture” raconte Madame Grizard. Là, elles rencontraient aussi des E.M.S.I. qui leur donnaient des conseils pour soigner les enfants, sur les règles d’hygiène, leur apprenaient à coudre, à tricoter. Leur mission était de don- ner aux femmes les moyens d’améliorer leur quotidien. “Les échanges se pas- saient magnifiquement entre les “autoch- tones” et les équipes.” Plus tard, Geneviève Grizard s’est enfon- cée au cœur de la Kabylie pour inter- venir, toujours dans le cadre de sa mis- sion médico-sociale, dans des villages de montagne isolés mais sécurisés par l’armée française. “Il y avait à chaque fois un centre féminin où les femmes venaient librement.

si un pull. Je leur ai dit : nonMesdames, pour vous, nous tricoterons des vestes” se souvient avec plaisir Geneviève en ajoutant : “L’action des E.M.S.I. était très positive. J’étais heureuse au milieu de ces gens-là.” Très vite, ces équipes itinérantes ont accueilli comme nouvelles collabora- trices des jeunes filles algériennes après qu’elles aient suivi une formation. “Elles avaient décidé de venir travailler avec nous. Elles étaient motivées et intelli- gentes. On les appelait les “harkettes” par opposition aux harkis.” Malheu- reusement, au lendemain des accords d’Évian, beaucoup de ces femmes musul- manes qui avaient été en contact avec l’armée française et les E.M.S.I. connaî- tront le même sort que les harkis. “Elles ont été violées, torturées, assassinées déplore Jean-Roch Grizard. Certaines ont pu venir en France.” La mission des équipes s’est arrêtée en 1962, laissant dans l’amertume beau- coup de ces E.M.S.I. Elles ont eu le sen- timent d’avoir œuvré pour rien à créer du lien social et à améliorer la condition des femmes. Quand elles l’ont pu, cer- taines ont encore organisé le rapatrie- ment de harkis. “Je me souviens qu’à cet- te époque-là, alors que nous étions en France, nous recevions tous les jours des appels au secours d’Algérie.” Un souve- nir douloureux pour le couple Grizard qui a aidé comme il le pouvait les har- kis lâchés par la France. Ces deux Bison- tins sont encore très proches de la com- munauté harkie de Franche-Comté.

O n parle peu des équipes médi- co-sociales itinérantes (E.M.S.I.). Pourtant, la mission humani- taire des E.M.S.I. était essen- tielle jusqu’à la fin de la guerre. Créées en 1957, ces unités composées de jeunes filles “métropolitaines” surtout allaient dans les villages pour aider les femmes et les enfants, pour se consacrer aux malades et aux vieillards, et plus tard aux harkis et à leurs familles. Un tra- vail souvent harassant, mené dans des conditions difficiles, parfois au péril de leur vie,mais qu’elles faisaient avec leur cœur. Geneviève Grizard faisait partie d’une de ces équipes. Fille de militaire, elle est arrivée en Algérie en 1947. Son diplôme d’éducatrice en poche, elle a commencé par travailler à l’hôpital d’enfants de Beni Messous, avant de rejoindre en janvier 1960 un camp de regroupement en Kabylie de plusieurs

milliers de personnes. Ces camps avaient été aménagés par les autorités françaises pour accueillir les populations évacuées des zones inter- dites “pour qu’elles n’aient pas à subir les exactions des rebelles” précise Jean- Roch Grizard.Vider les villages de leurs habitants, et démonter les toits des habitations était aussi une manière de priver les combattants du F.L.N. de moyens logistiques sur lesquels ils auraient pu s’appuyer. “J’ai découvert beaucoup de misère due au déracine- ment de cette population paysanne cou- pée de ses terres qu’elle avait l’habitude de cultiver, de ses moutons qu’elle n’avait pas pu emmener. Bien que protégés et aidés sur le planmatériel, ces gens subis- saient la situation” estime Geneviève. En revanche, dans ces grands centres, la vie des femmes et des enfants sem- blait plus heureuse. “Il y avait des écoles

L’ambiance était joyeuse. Je me souviens m’être bala- dée un jour dans un vil- lage avec mon tricot. Cela intriguait les hommes qui rapidement ont voulu un pull. Je leur ai dit qu’il fal- lait que leurs femmes filent la laine, et que de leur côté ils devaient leur fabriquer des aiguilles à tricoter. Et nous avons tricoté des pulls avec de la très jolie laine. Les femmes m’ont dit qu’elles voulaient elles aus-

“Violées, torturées, assassi- nées.”

ARMÉE

Jean-Roch Grizard “Nous avons établi des contacts très forts avec la population locale” Cet officier de l’armée français a assuré plusieurs missions en Algérie, dont une mission de pacification.

E n 1956, l’officier Jean-Roch Grizard part dans le Nord Constantinois, région montagneuse et boisée, avec un bataillon du génie. “J’y ai passé huit mois. J’ai participé à la construction d’une piste de 15 km en pleine montagne, à plus de 1 000 mètres d’altitude, pour permettre aux hélicoptères de se poser pour ravitailler les troupes qui opéraient dans le secteur. Nous étions 200 gars perdus dans la natu- re” se souvient-il. Récemment, le colonel Grizard a eu la surprise de découvrir sur une carte d’Algérie actuelle que la piste existait toujours. Son parcours ne s’est pas arrêté au bout de cette piste. Après un bref retour en France, à Angers pour parfaire sa forma-

me l’Indochine. En 1958, je suis allé maintes fois constater l’égorgement ou l’assassinat des responsables de ces villages qui s’étaient opposés aux gens du F.L.N. J’ai vu des choses épouvantables comme cette femme découpée en morceaux parce qu’elle s’était opposée au F.L.N.” L’horreur de la guer- re. La situation s’est apaisée en Kabylie à partir de juillet 1959. Officier en charge de la pacification, Jean-Roch Grizard s’est investi dans de nouvelles missions qui avaient pour objectif d’améliorer la vie des populations. “On relançait l’agriculture, on faisait des travaux forestiers, on ouvrait des pistes” raconte-t-il. Les chefs de vil- lage recevaient également une formation militaire. L’armée assurait aussi la sécu- rité des équipes médico-sociales itiné- rantes et les épaulait dans leur mission. “Pendant toute cette période, nous avons établi des contacts très forts avec la popu- lation locale. J’avais pour ma part appris la langue kabyle. Il m’est arrivé de m’aventurer seul dans la nature et de pas- ser la nuit chez des habitants. J’étais bien accepté” se souvient Jean-Roch Grizard. C’est avec cette image qu’il a quitté l’Algérie en 1961 pour Angers. Il aurait voulu reve- nir dans ce pays avec son épouse pour rejoindre une section administrative spé- cialisée. Les S.A.S. avaient été créées en 1955 pour apporter une assistance socia- le, scolaire et médicale aux populations rurales au nom de l’Algérie Française.

tion d’officier, il rejoint le 14 juin 1957 un bataillon de génie “qui faisait du combat et de la pacification en Kaby- lie.” Sa compagnie était ins- tallée dans un ensemble de onze villages sur la face nord du Djurdjura, une région peuplée de Kabyles et de Ber- bères. “Dans ces villages, beaucoup de personnes avaient vécu en France, tra- vaillé en France. Nombre d’entre eux parlaient le fran- çais. Beaucoup de ces mon- tagnards avaient participé à la libération de la France ou à d’autres campagnes com-

“J’avais appris le kabyle.”

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