La Presse Bisontine 106 - Janvier 2010

LE GRAND BESANÇON

La Presse Bisontine n° 106 - Janvier 2010

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FRANCHE-COMTÉ : OÙ SONT NOS TRADITIONS ? À l’heure de la pensée collective, de la mondialisation et de la communication, notre région se démarque en perpétuant des traditions culinaires, sociales et festives qui font “que l’on est d’ici et pas d’ailleurs !” Tuer le cochon, “faire la goutte”, manger des sèches ou être conscrit résiste, notamment dans le Haut-Doubs, et cela n’a rien de désuet. C’est même à la mode, car réactionnaire. En revanche, la solidarité - auparavant si ancrée - semble péri- cliter et beaucoup de pratiques ont disparu. État des lieux à quelques jours de Noël.

INTERVIEW

Rencontre avec Daniel Leroux, garant de l’identité comtoise “Les traditions sont devant nous” Ethnologue et fondateur de la revue régionale “La Racontotte”, Daniel Leroux estime la tradition comtoise aussi forte que la bretonne. Une dérive l’inquiète : la non-intégration des nouveaux frontaliers qui ont bousculé l’organisation des villages typiques.

Daniel Leroux est auteur de plusieurs ouvrages sur les traditions comtoises. Le plus célèbre : “Les Racon- tottes d’Honorin”. Un nouvel ouvrage va sortir.

L e fondateur de “La Racon- totte” se dévoile. Dans sa ferme comtoise de carac- tère installée à Mont-de- aval (canton du Russey) où le temps semble s’être arrêté,Daniel Leroux fume tranquillement la pipe dans son bureau où des dizaines de livres sont soigneu- sement rangés sur des étagères en sapin. Ambiance reposante en trompe-l’œil pour cet homme qui vit avec son temps tout en perpétuant les traditions de nos aïeux. La Presse Bisontine : Peut-on dire que la Franche-Comté parvient à préser- ver ses traditions à l’époque de la com- munication reine et du renouvellement de population ? Daniel Leroux : Je pense que la Franche-Comté dans son ensemble est assez bien placée en terme de traditions. Elles sont aussi fortes qu’en Bretagnemais je nuance mon propos car cela ne veut pas dire que nous sommes plus riches. La plupart de nos traditions ne perdurent plus. Nous avons eu juste une chan- ce :celle d’avoir eu auXIX ème siècle des ethnographes qui ont col- lecté les traditions. L.P.B. :Le patois comtois ne survit plus. Est-ce la plus grosse perte ? D.L. : Non,même si une tradition doit être soutenue par l’existence d’une langue. Dans “La Racon- totte”, je ne fais plus d’enquête de terrain sur le patois car j’en sais aujourd’hui plus sur le patois que ceux qui le parlent. Il reste seulement Henri Tournier au Russey qui le maîtrise. Que des personnes continuent à le par- ler, c’est bien. L.P.B. :Pouvez-vous nous énumérer les moments forts qui font que l’on est du Haut-Doubs et pas d’autre part ? D.L. : Il y a le cycle du cochon (le tuer, la façon de conserver la viande, la fabrication), le cycle de Noël qui est fort. Mais atten- tion, le sapin, la crèche et le Père- Noël ne sont pas une tradition de chez nous.Tout ceci a été rap- porté. Ensuite, on retrouve le cycle de carnaval, Pâques et les “Mai”, les fanfares, les conscrits,

D.L. : Tout le monde a besoin de racines. Je suis assez surpris de voir que beaucoup de jeunes gens âgés de 25 à 35 ans s’intéressent à notre revue La Racontotte. Il y a dix ans, ce genre de public se détournait complètement du tra- ditionnel et de l’ancien temps car ils pensaient que la tradition était ringarde.Aujourd’hui, c’est l’inverse, car c’est réactionnai- re. comme notreRacontotte.Dans

lument les recopier.Jem’inquiète pour d’autres choses. Je pense à ces personnes qui sont arrivées dans le Haut-Doubs, qui vont y vieillir, qui seront dépendantes. Il faudra alors penser à créer des maisons de retraite pour assu- rer le soutien. L.P.B. : Comment expliquez-vous que les fêtes d’antan fassent à nouveau le plein ?

les comices…

monde mais il ne faut pas être prisonnier des traditions. L.P.B. :Selon vous,quelle tradition per- due peut renaître ? D.L. : Faire le jardin. Cette acti- vité a été sacrifiée avec l’arrivée des supermarchés. Mais ça revient fortement en ville et bien- tôt en campagne. Propos recueillis par E.Ch.

notre revue, nous parlions déjà du danger de ce tout économique. On parlait déjà d’écologie. L.P.B. : Refusez-vous le progrès ? D.L. : Pas du tout. J’ai un ordi- nateur, Internet… Il ne faut pas tout vouloir reproduire car sinon, on tombe dans le combat d’arrière-garde.La tradition,c’est un art de vivre en accord avec le

L.P.B. : Pourquoi arrive-t-on à conser- ver ce particularisme ? D.L. : Car nous sommes dans un endroit assez replié et à l’écart avec un climat rude où on ne vient pas forcément s’installer. Nous avons conservé nos tradi- tions grâce à une économie qui le permettait. Je pense à l’appellation d’origine contrôlée (A.O.C.). L.P.B. : En revanche, beaucoup de spé- cificités ont disparu. Pourquoi ? D.L. : Si on remonte à loin, on s’aperçoit que l’arrivée du che- min de fer et d’un transfert de population a bouleversé les par- ticularismes. Plus récemment, c’est l’apparition de la nouvelle agriculture qui est en train de tout changer. Le support des tra- ditions était le monde paysan. Le problème est que la moder- nisation de l’agriculture a tué ceci. La société traditionnelle a été supplantée par la communi- cation. Nous avons perdu la foi- re franche, la veillée, les petites fermes qui ont été avalées par les plus grandes… L.P.B. : On dit les habitants du “Haut” solidaires de nature. Vous confirmez ? D.L. : Je vais prendre l’exemple du “Saignou”, cette personne qui venait saigner le cochon dans le village. Aujourd’hui, il a dispa- ru et chacun tue le cochon de son côté. On voit apparaître un nou- veau phénomène plus inquié- tant et récent avec l’arrivée abon- dante de nouveaux frontaliers ces cinq dernières années.Avant, ils étaient assimilés.Aujourd’hui, ils ne le sont plus. C’est devenu un monde à part même si beau- coup cherchent à s’intégrer.Avec les grandes embauches et aujour- d’hui les licenciements, la plu- part repartent dans leur région d’origine. Pendant ce temps, nos villages ont considérablement été dénaturés par rapport à l’habitat. L.P.B. : Êtes-vous inquiet pour la sau- vegarde de notre patrimoine ? D.L. : Les traditions sont devant nous, il ne faut pas vouloir abso-

LES TRADITIONS FORTES

Le comice La tradition culinaire ne se résume pas à la saucisse deMorteau, au Jésus, aumont d’or ou au comté. Il y a aussi le gâteau de ménage, des beignets (à carnaval) et les sèches.On vous donne une recette de sèche : 200 grammes de beurre, un bol de crème, 1/2 verre d’eau,un peu de sel,500 grammes de farine. Mettre le tout dans une terrine et mélanger en faisant une boule. Ensui- te, faire 3 tours à la pâte en espaçant d’1/4 d’heure entre chaque. Cuire à four très chaud pendant 5 minutes. Les sèches doi- vent se “faire” dans une chambre froide. Préparer l’hiver “Pour sûr qu’il va y avoir de la neige cet hiver, les gentianes sont hautes.” Au som- met des Fourgs jusqu’au Crêt Moniot, tous les indices sont bons à prendre pour savoir si la neige sera au rendez-vous ou pas. Selon les anciens, lemanteau blanc devrait être au rendez-vous. “Il y a eu beaucoup de guêpes” confie un habitant du Haut- Doubs “Et en plus, il n’a pas neigé sur les feuilles…mais il a neigé à la Saint-André (30 novembre), donc c’est 100 jours de nei- ge.” La plupart des habitants du Haut-Doubs n’ont pas attendu ce semblant d’été indien pour “poser les doubles-fenêtres”, réviser le chauffage, ramoner la cheminée…Après la maison, il faut s’occuper de sa person- ne : un pull en Damart, un col roulé et fai- re poser “des grappes” sous les bottines d’hiver pour ne pas glisser sur le verglas.

Le tarot Mener le petit au bout,avoir un bon chien… Autant d’expressions pour un jeu encore à la mode dans le Val de Morteau, le Pla- teau deMaîche et bien évidemment à Pon- tarlier, la capitale du tarot. Mais force est de constater que seuls les retraités conti- nuent de faire perdurer ce rite :celui d’inviter ses amis ou voisins pour placer le tapis vert sur la table de la salle à manger avec un verre (souvent de vin) à proximité une fois l’hiver venu. On ne parle pas ici de la compétition oudes soirées tarot qui connais- sent un succès grandissant mais bien du “tarot maison”. À l’heure où le poker est roi, le tarot a perdu de sa superbe. L’enterrement Certains vont-ils aux funérailles pour prier ou discuter ? Difficile de répondre à la pla- ce du curé. Sans rire, force est de consta- ter que de Villers-le-Lac à Frasne, l’enterrement reste un moment privilégié et une tradition typique et pas seulement parce que Courbet a peint “L’enterrement àOrnans”.L’originalité réside surtout dans le fait que certaines personnes vont aux enterrements simplement parce qu’ils connaissent la cousine du grand-oncle décé- dé dans sa quatre-vingt-dixième année. Petit bémol à cette tradition qui perdure : les “repas” d’après enterrement se perdent. En effet, il est de coutume de proposer le café et le gâteau de ménage après le pas- sage au cimetière.

Les bals Depuis deux à trois ans, les bals itinérants ont le vent en poupe.Fin des années quatre- vingt,cette fête avait été sacrifiée sur l’autel de la discothèque, plus moderne, plus fun . Aujourd’hui, renversement de situation. Les jeunes duHaut-Doubs dansent à nou- veau du côté de Pierrefontaine-les-Varans, aux alentours de Pontarlier, parfois àMai- son-du-Bois-Lièvremont ouencore àMouthe. La raison est simple : le prix de l’alcool et les tarifs d’entrée y sont beaucoup moins élevés qu’en boîte de nuit. Les Catherinettes C’était le 25 novembre dernier. Une jour- née durant, c’est la fête du célibat pour les femmes âgées de 25 ans.Exemple à l’hôpital de Pontarlier où dix catherinettes ont été fêtées par l’Amicale. Cette tradition n’est pas propre auHaut-Doubsmais à l’ensemble de la Franche-Comté.

Zoom Cʼest au tout début des années soixante-dix que Daniel Leroux décide de créer “La Racontotte”, revue tirée à environ 1 500 exemplaires tous les trimestres sous le principe et sous la for- me de cahiers dʼécologie rurale. Le mot “racontotte” désignait, à lʼorigine, les veillées paysannes.

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