La Presse Bisontine 105 - Décembre 2009

L’INTERVIEW DU MOIS

La Presse Bisontine n° 105 - Décembre 2009 2

Curseur Le philosophe grec Épictète disait il y a près de 2 000 ans déjà que “la sour- ce de toutes les misères pour l’homme, ce n’est pas la mort, mais la crainte de la mort.” Puisant ses racines dans la nuit des temps, cette approche de la mort est aujourdʼhui encore, tellement délicate à appréhender quʼune simple loi ne suffira jamais à régler toutes les questions. On se souvient tous de la douloureuse affaire “Vincent Humbert”, du nom de ce jeune homme tétraplé- gique, sourd et aveugle, dont sa mère avait tenté dʼabréger les souffrances en 2003. Lʼopinion bouleversée avait alors inspiré au législateur la loi Léonetti sur la fin de vie, censée apporter toutes les réponses à ces situations extrêmes. Et voilà que trois ans plus tard, à nouveau, le visage défiguré de Chantal Sébire crevait les écrans. Cette Dijonnaise de 52 ans réclamait alors elle-même que lʼon mette fin à ses jours pour abréger ses souffrances et faisait voler en éclat les certitudes posées par la loi Léonet- ti. Les récents progrès de la médecine ont rendu le questionnement sur lʼeuthanasie (du grec “la bonne mort”…) encore plus vif car la prolongation de la vie nʼassure en aucun cas les condi- tions dʼune existence autonome et sur- tout sans souffrance. Lʼaffaire de soup- çons dʼeuthanasie révélée en 2002 au C.H.U. de Besançon est aujourdʼhui sur le point dʼaboutir après des années dʼenquête. Quelle que soit lʼissue des expertises, la seule question que la jus- tice devra trancher, cʼest la présence ou non dʼun avis éclairé des défunts ou de leurs proches et également la collégia- lité des décisions médicales dʼabréger ou de suspendre les soins, voire dʼaccélérer les fins de vie. Si ce dernier cas est retenu, on a alors affaire à des actes dʼeuthanasie active et à une poli- tique froide de “gestion de lits”. Si tel est le cas, la loi française est claire : il y a infraction. Si la justice doit aller au bout (un non-lieu paraît invraisemblable), cet- te douloureuse affaire ne lèvera néan- moins pas le voile sur les pratiques de fin de vie à lʼhôpital. On estime à près de 50 % les décès résultant dʼune déci- sion médicale. Lʼaccélération de la fin de vie peut revêtir différentes formes : de lʼinterruption de traitement à lʼinjection de produits létaux. Où place-t-on le cur- seur avant de pouvoir parler dʼeuthanasie ? La loi nʼa pas encore répondu à cette question. Jean-François Hauser Éditorial

SOCIÉTÉ

Luc Ferry, philosophe et ancien ministre

“La mondialisation est un fait, pas un choix ”

Luc Ferry, ici en

conférence à Besançon le 20 octobre dernier, est l’auteur notamment de “Apprendre à vivre” et “La sagesse des mythes”. (crédit photo Le studio d’imagination).

De passage à Besançon dans le cadre d’une conférence

là que j’ai pu voir à quel point la demande d’information est grande de la part des jeunes. C’est même leur premier souci : ils voudraient mieux connaître le monde réel, le monde de l’entreprise, car c’est là, pour la majorité d’entre eux, que la vie va se dérouler. Or il y a un déca- lage gigantesque entre ce qu’ils imaginent et la réalité, entre leurs souhaits et les besoins du mar- ché. Lemalheur est que notre système d’information et d’orientation scolaire a été confié pour l’essentiel à des psychologues qui ne connaissent pas plus le monde de l’entreprise que leurs élèves… J’ai voulu, quand j’étais ministre, changer cela, créer des maisons de l’information et de l’orientation en région. La levée de bouclier fut si grande que mon gouvernement, comme sur à peu près tout le reste d’ailleurs, a reculé d’urgence… L.P.B. : Comment "apprendre à vivre" en entreprise ? Com- ment améliorer les rapports sociaux ? N’est-ce qu’une ques- tion de management ? L.F. : Bonne question ! Et oui, assurément, comme je vous l’ai dit, l’entreprise est par excellence un lieu de rapports humains. Or, en la matière, tout dépend de la façon dont l’autorité est conçue. Je pense que nous avons en cette matière de grandes marges de progression. Je connais par exemple une entreprise au sein de laquelle le patron a décidé de donner un beau paquet d’actions à tous ses collaborateurs. Comme les affaires ont bien marché, les dix principaux ont reçu au final l’équivalent de plusieurs années de salaire. Ça, c’est de la vraie “participation”, pas de la poudre aux yeux. Eh bien je peux vous dire que dans cet-

me problème : savez-vous qu’on se suicide moins à France Télécom qu’à peu près partout ailleurs ? Beaucoup moins que chez les médecins et les pro- fesseurs par exemple, et moins que la moyenne nationale toutes catégories professionnelles confon- dues. Allez voir les chiffres sur Internet et vous serez sidéré de constater que cette affaire qui fait de France Télécom un cas à part, bien pire que les autres, a été montée de toutes pièces pour ali- menter l’idée que la privatisation était synony- me de sauvagerie. C’est, en termes médiatiques, une belle escroquerie intellectuelle, comme l’ont montré de manière irréfutable certains chercheurs de l’I.N.S.E.E., peu suspects au demeurant de complaisance à l’égard de la direction de France Télécom. Il faut donc, là aussi, faire attention et garder les yeux ouverts. L.P.B. : Le modèle économique tel qu’il existe actuellement a-t-il atteint ses limites ? L.F. : La vérité, c’est que personne n’en sait rien, et voici pourquoi. Dans le contexte de la mon- dialisation, c’est-à-dire de la compétition avec des pays comme l’Inde ou la Chine où les coûts de production sont infiniment inférieurs aux nôtres, la lutte pour la survie de nos économies va être terrible. Il faudra innover sans cesse, chercher la croissance par tous les moyens possibles sans pour autant faire trop de casse sociale. Pas com- mode. Et en même, temps, si on y arrive, il faut bien voir que du point de vue écologique, une crois- sance infinie est sans doute intenable. Autrement dit, sans croissance, nous avons des faillites et du chômage, mais avec elle, nous avons une crise éco- logique qui se profile à l’horizon. C’est aujour- d’hui la principale contradiction à résoudre. L.P.B. : Notre modèle économique ne manque-t-il pas cruel- lement de philosophie, de sagesse ? Le contexte actuel qui s’accompagnera peut-être de mutations, est-il justement susceptible de faire émerger une pensée philosophique nou- velle ? L.F. : Vous avez évidemment raison. La question philosophique de la vie bonne, du sens de la vie, va revenir au premier plan, même chez des per- sonnes peu passionnées par les idées a priori , et ce pour une raison de fond : une vie humaine réduite aux seules dimensions de la production et de la consommation n’est pas “tenable”. Com- me vous le savez, c’est à cette interrogation que je consacre désormais tous mes livres.

organisée par le Medef, le philosophe, écrivain

L a Presse Bisontine : Par rapport à votre expérience personnelle et à l’histoire, n’estimez-vous pas que les rapports sociaux se dégradent dangereusement dans les entreprises ? uc Ferry : Tout dépend de l’échelle historique que vous prenez. Bien entendu, par rapport aux années quatre-vingt-dix, la crise actuelle marque une régression. Mais si vous remontez aux années soixante - pensez à mai 1968 - les rapports étaient encore beaucoup plus tendus qu’aujourd’hui. L’entreprise était souvent perçue comme le lieu maximum de “l’exploitation de l’homme par l’homme” et de la “lutte des classes”. Le Parti com- muniste, encore parfaitement stalinien, passait allègrement les 20 % et la gauche démocratique était totalement sous sa coupe. Nous n’en sommes plus là… L.P.B. : En quoi l’entreprise peut-elle être un lieu d’épanouissement personnel ? Elle ne l’a pas toujours été, l’est-elle moins ou plus qu’avant ? L.F. : Il serait souhaitable, en tout cas, qu’elle le soit, vu le temps qu’on y passe. C’est souvent là qu’on se marie, qu’on se fait des amis, qu’on peut, c’est l’idéal, s’épanouir aussi dans son métier. Je suis convaincu que tout, ou presque, dépend de la personnalité du chef d’entreprise. Entre un bon et un mauvais, en termes de relations humaines, c’est le jour et la nuit, l’entreprise peut être un enfer ou un lieu de vie L.P.B. :Vous avez été ministre de l’Éducation Nationale. Quel- le perception ont de l’entreprise les nouvelles générations ? Quelles appréhensions en ont-elles ? L’entreprise est-elle de plus en plus synonyme d’exploitation ? L.F. : J’ai été aussi ministre de la Jeunesse et c’est mais aussi ancien ministre, donne des pistes de réflexion sur la place de l’homme dans l’entreprise aujourd’hui.

te boîte-là, tout marche mieux qu’ailleurs. Bien entendu ce n’est pas possible partout, mais c’est un beau modèle, non ? L.P.B. :Compétitivité,concurrence,objec- tifs, résultats, ces “valeurs” sont-elles compatibles avec le bien-être de l’être humain dans l’entreprise ? Au contrai- re, ne sont-elles pas responsables de souffrances comme on a pu le voir chez France Télécom où 25 personnes se sont suicidées ? L.F. : Problème : vous mettez quoi à la place ? Le modèle sovié- tique ? La décroissance ? Le pro- tectionniste et l’État commer- cial fermé ? La mondialisation est un fait, pas un choix. Deuxiè-

“Une belle escroquerie intellectuelle.”

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Propos recueillis par T.C.

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