Journal C'est à dire 309 - Octobre 2024
VAL DE MORTEAU
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Le calvaire quotidien des anciens patients incontinents Témoignages
Des habitants du Haut-Doubs racontent leur calvaire depuis qu’ils ont été opérés des hémorroïdes par Luc Clémens, proctologue à Besançon. Souffrant désormais d’incontinence fécale, ils livrent une vérité crue, humiliante, dégradante, sur leur quotidien, résultat d’une intervention qui a laissé des séquelles a priori irréversibles.
faut changer les draps.” Au sein du petit groupe réunit ce soir là, on se serre les coudes, on s’entraide, on parle librement des difficultés quo tidiennes dont chacun souffre à des degrés divers. Ils en rient parfois, en pleurent souvent. “Luc Clémens m’a volé mon estime, ma liberté, ma confiance en moi. Il a pris mes rêves” enrage Sylvia, 37 ans. Opérée en 2022, elle ajoute: “Le pire, quand les gens nous regardent, c’est qu’ils ont l’im pression que tout va bien. Mais nous sommes des maux invisibles, rongés par un mal qui nous détruit chaque jour un peu plus. Je me sens sale, Il m’arrive de me répugner.” Ils parlent des douleurs insupportables, du regard des autres, du sentiment de honte, de la dépression, de la gêne qui s’invite dans l’intimité du couple lorsqu’il parvient à surmonter l’épreuve, de la vie de famille qui en prend un coup, des relations sociales qui se déli tent, de l’angoisse d’être dans un lieu public, du suicide, de l’alcool qui est parfois un refuge, des traitements anti dépresseurs, des lavements, des exa mens de santé, bref, de la peur de deve nir accros aux antalgiques, des trajets en voiture tant redoutés, de la difficulté à tenir assis… autant de conséquences directes de leur incontinence fécale. “Il faut imaginer ce que c’est que se faire dessus, le jour, la nuit. De ne rien contrôler. La semaine dernière, ça m’est arrivé 17 fois. Je me suis sentie honteuse à la caisse d’un magasin. Ma vie, c’est des couches au quotidien.” confie Fabienne qui a été opérée en 2017. Elle est reconnue désormais invalide à 100 %. Après des mois d’arrêt de travail, cette quinquagénaire a finalement perdu son boulot qu’elle adorait. Elle a fait une tentative de suicide. “J’ai pris 35 kg. Luc Clémens a bousillé ma vie. J’étais une personne dynamique. J’étais sportive. Je vivais à 200 %.” Le neurostimulateur qu’elle porte aujourd’hui l’aide à contrôler un peu son incontinence, mais il n’a rien réglé. Cette lente descente aux enfers, Johan la vit également. Opéré en 2017, lui aussi a perdu son job. À 48 ans, il est reconnu invalide à 80 %. “En maladie longue durée, j’ai été licencié en 2019. Je gagnais 5500 euros par mois. Je suis passé à 300 euros, le montant de ma pension invalidé, et je vais aux
I ls s’appellent Johan, Léa, Fabienne, Sylvia et Anne. À les regarder discuter autour de la table, on a le sentiment d’assister à une soirée conviviale entre amis. Mais ces sourires apparents mas quent en réalité une profonde souf france. Ces habitants du Haut-Doubs se rencontrent pour la première fois ce mardi d’octobre à Morteau, réunis par la même raison médicale qui a brisé leur vie : une opération ratée des hémorroïdes aux conséquences dra matiques. Ces cinq personnes font partie des dizaines de patients qui se disent vic times du Docteur Luc Clémens, proc tologue à Besançon. Le chirurgien a été mis en examen le 24 septembre pour blessures involontaires sur 37 d’entre eux ayant entraîné une inter ruption temporaire de travail de moins de trois mois. Un motif aggravé par
“une violation manifestement délibérée de son obligation de sécurité et de pru dence” selon le procureur de la Répu blique Étienne Manteaux. Le Docteur Clémens est interdit d’opérer depuis. Présumé innocent, il a fait appel de cette décision contestant les faits qui lui sont reprochés. Une audience est prévue le 30 octobre devant la Chambre de l’Instruction. “Ce que je veux, c’est qu’il ne touche plus jamais personne” espère Léa, 29 ans, qui a été opérée en 2022 des hémorroïdes par ce chirurgien à la suite de sa grossesse. Une inter vention douloureuse en elle-même. Depuis, la jeune femme souffre d’in continence. Elle livre une vérité crue. “Comment garder sa féminité quand on se déplace avec un sac à langer comme pour un gosse ? Je ne peux plus accompagner mon enfant au parc, à la piscine. On se sent humilié quand on se réveille la nuit dans ses selles et qu’il
Réaction Un dossier “inédit et
Opéré en 2017, Johan a créé un groupe WhatsApp qui réunit une vingtaine d’anciens patients du Docteur Clémens.
fuites” explique Sylvia. Anne essaie elle aussi de contrôler son transit. “Je me constipe, c’est ma parade” dit-elle, racontant ses insoutenables douleurs post-opératoires. “Aux toilettes, je serrais les dents sur un linge pour ne pas hurler. J’avais envie de mourir.” Elle a toujours la sensation de ressentir “comme des lames de rasoirs au niveau de l’anus.” Comme Léa qui occupe un
Restos du Cœur. L’incontinence, tu y penses tous les jours, tout le temps. C’est une obsession. La première chose que je repère quand je vais dans un endroit, ce sont les toilettes” explique-t-il. Malgré tout, Johan a un tempérament combatif. Il a créé un groupe WhatsApp qui réunit une vingtaine de personnes. Sur ce réseau social, ils se donnent des conseils, se remonte le moral pour mieux
hors norme” selon Maître Lévy L’avocat de Valdahon défend plusieurs anciens patients du proctologue Luc Clémens. Le dossier est solide, étayé par des éléments qui mettent en cause la pratique médicale du chirurgien. M aître Olivier Lévy défend plusieurs anciens patients du Docteur Luc Clémens. Une affaire “inédite et hors norme” pour l’avocat de Valdahon. Il est consulté régulièrement par des personnes qui se plaignent du chirurgien proctologue bisontin depuis que cette affaire a été rendue publique. “J’en suis à près de 80 consultations. J’en ai de 2 à 4 chaque semaine. À ce jour j’ai ouvert 40 dossiers la moitié sur le plan pénal et l’autre sur plan civil” dit-il. Dans ce dossier, plusieurs éléments viennent mettre directement en cause la pratique du chirurgien. “Les experts aboutissent à la même conclusion. Ils disent que le geste médical n’est pas maîtrisé” fait remarquer l’avocat. En effet, Luc Clémens est urologue, il est devenu proctologue après une formation de deux ans, un D.I.U. de proctologie. Deux autres points interpellent Maître Levy qui sera présent à l’audience du 30 octobre devant la Chambre d’Instruction. “Sa pratique médicale n’est pas validée, et il y a un défaut d’information du patient. Fallait-il opérer? A-t-il proposé des traitements alternatifs? A-t-il indiqué les conséquences possibles ?” Autant de questions qui se posent, auxquels la Justice devrait apporter des réponses. Il apparaît encore que le proctologue a tendance à minimiser les choses, ce qui explique sans doute qu’il n’ait, semble-t-il, pas déclaré des événements indésirables graves, des accidents médicaux, “alors que c’est une obligation déontologique.” Si tel avait été le cas, sans doute que le Conseil de l’ordre, l’autorité de tutelle, l’aurait empêché dans sa pratique chirurgicale. Aujourd’hui, au regard du préjudice subi, qu’il faudra démontrer au cas par cas, les victimes sont fondées à demander une indemnisation. Vu l’ampleur du dossier, elle pourrait atteindre plusieurs dizaines de millions d’euros. Nouvellement créée, l’association Fleurs de Lotus se donne comme objectif de recenser toutes les victimes du proctologue afin de les aider “à se battre contre lui.” Elle compte 35 membres actifs et a déjà recensé “80 victimes précise-t-elle dans un communiqué. Tous les jours, de nouvelles victimes se manifestent.” Fleurs de Lotus a lancé une cagnotte en ligne sur la plateforme Leetchi afin de récolter des fonds qui serviront à aider les victimes les plus démunies dans leurs démarches administratives et judiciaires. n
emploi de serveuse, Anne a osé rompre le silence auprès de son employeur pour lui exposer clairement la situation. “Il fait preuve de beaucoup de compré hension” reconnaît-elle. “J’ai cette chance-là aussi” complète
supporter ce quotidien où tout tourne autour de l’incontinence. “On ne sait jamais quand ça peut survenir. Alors j’essaie de contrôler mon transit. Je ne mange qu’un repas par jour. Mon but est d’arriver à aller
“Je me sens sale,
Il m’arrive de me répugner.”
Léa. Depuis que cette affaire a été révélée au début de l’été, des dizaines de patients renfermés jusque-là sur leur propre souffrance ont découvert qu’ils n’étaient pas seuls. Cela change tout, notamment à l’action judiciaire qu’ils engagent individuellement. “Au début tu te dis, “c’est la faute à pas de chance” raconte Sylvia. À chaque fois que je suis allée voir Luc Clémens en consultation pour lui expliquer la situation, il m’a tellement dit que le problème venait de moi, que c’était un problème psycholo gique, que mon cerveau ne commandait plus mon sphincter, que j’avais finis par le croire. Cette fois-ci enfin, je sais que je ne suis pas folle!” Johan, Léa, Fabienne, Sylvia et Anne espèrent obtenir gain de cause devant la justice, et être indemnisés à la hau teur de leur calvaire. Ils espèrent que Luc Clémens répondra de ses actes. “Il nous a mutilés lors de l’opération et humilié en consultation en refusant de reconnaître ses erreurs. Nous voudrions qu’il paie pour cela” résument-ils, s’en remettant désormais à la justice. n T.C.
aux toilettes quand je le décide, le mer credi, le samedi et le dimanche. Là, ça peut durer des heures. Je m’impose cela parce que je veux continuer à travailler. Mais il faut comprendre que tousser, éternuer, rigoler, se mettre accroupi, sont des situations où surviennent les
Le Docteur Clémens opérait ses patients à la Polyclinique de Franche-Comté à Besançon.
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