Journal C'est à dire 201 - Septembre 2014
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D O S S I E R
Vauclusotte Le courrier, un lien avec la vie Entre deux offensives, les soldats devaient occuper leur temps dans des tranchées insalubres et des conditions souvent inhumaines. Pour garder le moral des troupes, la correspondance était essentielle. Sous contrôle des autorités, un vaste réseau de marraines de guerre va même se mettre en place.
C e lien par lettres inter- posées va s’avérer un formidable élan de soli- darité de l’arrière en direction du front. Essentiel pour le moral des soldats qui en plus de recevoir des nouvelles et des encouragements avaient parfois le plaisir d’avoir dans
leurs colis quelques vivres et vêtements propres. Ces corres- pondances, capitales à l’époque, le sont aussi depuis des années pour servir de témoignages directs et réels que des des- cendants de soldats n’hésitent pas à nous livrer. C’est le cas de Dominique Car-
rier, installée à Vauclusotte qui dans un livre “On prend nos cris de détresse pour des éclats de rire” (Éditions L’Harmattan) relate les échanges épistolaires entre son arrière-grand-mère Madeleine, marraine de guer- re d’un jeune homme qui fut locataire dans sa maison et aurait pu devenir son gendre, André Tanquerel. Plus de 200 lettres en deux ans instaurant un dialogue régulier avec parfois une révolte qui apparaissait : “Je peux me plaindre un peu après six mois de front ! J’ai fait mon devoir comme un autre ! Mieux vaut une balle entre les deux yeux que les souffrances physiques et par- dessus le marché les gifles morales” écrivait André Tan- querel en septembre 1915. Puis au fil du temps, il va dénon- cer les embusqués et les profi- teurs de guerre, écœuré du contraste entre ceux qui tom- bent autour de lui un par un et ceux qui pour diverses raisons échappent à la mobilisation. “Nous ne savons plus pour qui nous nous battons, ni pourquoi… C’est affreux, affreux. Au-delà de tout” lance-t-il dans un ulti- me cri de désespoir où pointe aussi son incompréhension pour l’attitude des gens de l’arrière qui ne semblent pas croire ce
qu’ils vivent au quotidien. D’où cette phrase terrible résumant ce qui le fait souffrir, de penser que “On prend nos cris de détres- se pour des éclats de rire.” Début novembre 1916, André va cesser d’écrire et de répondre. Sa marraine Madeleine pense d’abord que le jeune homme est en première ligne et ne peut écrire. Puis l’inquiétude vient et elle écrit au capitaine et à André une dernière lettre disant que s’il est trop blessé pour écri- re, il n’a qu’à renvoyer l'enveloppe toute prête… Mais cette lettre et celles envoyées après la mort d’André revien- nent non ouvertes avec la men- tion tant redoutée : “Mort pour la France.”
En préface de son livre dédié à André Tan- querel, Domi- nique Carrier s’adresse aux générations futures : “Puis- sent-ils en lisant cette his- toire vraie mieux chérir les temps de paix, en vivre pleinement chaque instant et ne jamais, jamais, les prendre pour acquis.”
Bourg, le 31 juillet 1914 À l’heure où je vous écris, 21 heures, l’aspect de Bourg est indescriptible (Bourg-en-Bresse) ! À peine peut-on circuler dans les rues et devant les journaux où sont affichées les dépêches, c’est inabordable. On vient d’afficher l’annonce de la mobilisation générale de l’Allemagne. À ce moment, il apparaît comme certain que la guerre va éclater d’un moment à l’autre et qu’il ne faut pas s’attendre à autre chose. Le 23 ème à Bourg va partir certainement cette nuit. Les trains sont formés en gare, avec des bancs dans des wagons à bestiaux. Les machines sont sous pression. Je viens de passer un moment avec les soldats de Morteau. Ils disaient tous la même chose. Quand on est tous ensemble, on est gai et entraîné. Dès que l’on est seul, on prend l’ennui et on pleurerait si l’on osait ! c’est terrible tout de même ! Les deux fils Faivre me disaient : “Tu vois on est habillé et c’est probablement pour toujours” ! (1) Naillod est caporal fourrier et Bonnet étant musicien est brancardier en temps de guerre. Il a la croix blanche et n’a pas de fusil. Il ramasse les blessés et leur donne les premiers soins. Les soldats ont touché ce matin 120 cartouches à nouvelles balles de cuivre, les vivres et un paquet de pansement et tout ce qu’il faut. Ils sont prêts. Ils vont à 4 kilomètres de la frontière allemande et vont marcher au 1 er éche- lon dès que la guerre sera déclarée. Gare le 1 er coup. Quel désastre cela va être !!! En ces moments de terreur, combien je voudrais être vers vous ! Je crois que je n’aurai pas besoin de demander ma permission du 15 août car je pourrais bien être rentré avant ! Attendu que la guerre est inévitable et bien proche ! Il est à souhaiter que les choses s’arrangent, mais au point où nous en sommes, c’est presque impossible. C’est surtout les officiers qui sont ennuyés. Ils se promènent avec leurs femmes, leurs enfants qui pleurent pour la plupart. Il y a 4 nuits que le colonel ne s’est pas couché. Il reçoit des dépêches chiffrées à chaque instant. Tout est terrible et on envisage cela avec terreur. Le beau temps est revenu ici. Je ne sais pas si cela va durer. Voilà donc papa passé chef de la garde (2). Espérons que la mobilisation n’aura pas lieu et que c’est simplement une mesure de précaution en cas de guerre. Je pense que je rentrerai immédiatement pour passer quelques jours avec vous avant que la classe 1915 ne soit appelée, car il est probable que nous partirons aussi. On nous ferait faire l’exercice pendant 8 ou 15 jours pour nous apprendre à manier le fusil et on partirait rempla- cer les vides. C’est l’avis de tout le monde ici. S’il faut partir, on partira comme les autres. La nuit dernière, on a réquisitionné les chevaux, les voitures, les automobiles Tout cela est au Champs de Mars. La troupe a acheté ce matin 20 bicyclettes neuves. Espérons donc encore une fois que cela n’arrivera pas et que la paix sera maintenue. C’est le désir de beaucoup. Au revoir chers parents. J’attends impatiemment de vos nouvelles pour savoir ce qui se passe et ce que l’on dit à Morteau et recevez de votre fils un bon baiser. Georges Lambert 1 Faivre : Louis Adonis et Fernand Camille. Frères jumeaux, né le 2 février 1892 à Dampri- chard (25), d’Irénée et de Demesmay Henriette. Tous deux Soldats au 2 ème bataillon du 23 ème régiment d’infanterie. Morts pour la France dans le massif du Bois d’Ormont (88). a. Camille, matricule 7461, tombe le 16 septembre 1914 aux environs de la ferme de la Côme par le ravin des Gouttes. b. Fernand, matricule 7460, meurt à son tour six jours plus tard le 22 à la lisière du bois des Faîtes. Leur chef de bataillon, le commandant de Chassey est également tué dans l’assaut. Leurs noms sont gravés sur la stèle du Monuments aux Morts de Morteau. 2 Chef de la garde : Il existait probablement un système de “garde passive”. Dans les archives communales déposées aux archives départementales, se trouve la “Liste des caves qui serviront d’abris de bombardement en cas d’incursion d’avions ennemis”. 24 caves dispersées sur l’ensemble de la ville de Morteau, pouvant contenir au total 3 940 personnes, soit environ la population de l’époque. Il est spécifié sur ce document “en cas de bombardement, se baisser plus bas que les ouvertures et ne pas rester devant la porte.” Lettre d’un jeune Mortuacien Entre espoir et résignation Quelques jours avant que l’empire allemand déclare la guerre à la France, Georges Lambert, un jeune Mortuacien, écrit à sa famille de la caserne où il est en attente, comme tous les jeunes de sa génération, de savoir ce qui l’attend. Il ne se fait aucune illusion sur l’avenir, comme les autres enfants du pays qu’il croise là-bas. Une lettre qui remet largement en cause l’idée trop répandue selon laquelle cette jeunesse partait à la guerre en sifflotant, la fleur au fusil… Chers Parents
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