Journal C'est à Dire 315 - Avril 2025
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Ressource en eau “Il n’y a pratiquement plus de rivières en bon état en Franche-Comté” Enterrement de la Loue, mortalité
train de faire: diminuer la charge bovine. Il faut restaurer les zones humides partout où on peut le faire, ralentir le cours d’eau par le reméan drement. Dans le Haut-Doubs, réin staurer les haies pour couper le vent qui assèche. Les haies font partie de la reconstruction du paysage hydrique. Il faut absolument reconstruire ces paysages hydriques. On perd un peu d’argent en le faisant immédiatement mais on en gagne beaucoup dans le futur. C’est qui est terrifiant, c’est de voir des élus nationaux qui aggravent le problème, on va vers de très grandes catastrophes de l’eau parce qu’on est incapable d’aller dans le bon sens natio nalement, pire, on l’aggrave (N.D.L.R. : des sénateurs ont déposé une propo sition de loi en octobre 2024 qui va affaiblir la protection juridique, lever certaines contraintes réglementaires des zones humides, notamment celles qui ne sont plus en mesure de remplir leurs fonctions spécifiques essentielles. Cette proposition de loi vise à faciliter les extensions de bâtiments agricoles, et les projets d’aménagements de col lectivités). Cette loi d’une stupidité sans nom va accélérer la destruction des zones humides. C’est un suicide. Cela va créer des problèmes d’irrigation, de sécheresse, d’eau potable dans le futur. Les zones humides sont une assu rance vie pour le futur. Càd : Au niveau local, néanmoins, plu sieurs actions sont menées avec notam ment le Plan Rivières karstiques (voir ci-contre), les aides de l’Agence de l’eau, le reméandrement de ruisseaux comme celui de la Tanche à Morteau ou de la Rêverotte, la restauration des tourbières dans le Haut-Doubs, que vous connais sez bien avec notamment le Programme européen Life Climat tourbières. D.G. : Je suis moins inquiet au niveau local. Les Agences de l’eau sont une des inventions les plus intelligentes en France. On a été les premiers à pen ser à l’échelle du bassin. Les préfets prennent conscience que ce sont eux qui devront régler les crises de l’eau et des pollutions. Quant aux tourbières, si on les restaure, on arrête d’émettre du carbone. 5 % des émissions de gaz à effet de serre mondiales sont causées par des tourbières non restaurées, plus que le trafic aérien mondial. Il n’y a aucun endroit en France où on a autant restauré qu’à Frasne avec un pro gramme ambitieux, coordonné qui pense le système globalement. À la fois la restauration de la tourbière, le reméan drement des cours d’eau, le dévelop pement de nouvelles techniques, etc. C’est un écosystème de restauration unique de cette ampleur-là pour les tourbières de montagne. Les tourbières vont permettre de garder de l’eau dans le Haut-Doubs à une période de réchauf fement climatique catastrophique, elles vont sauver l’alimentation en eau pota ble dans les années à venir. Il est abso lument indispensable de continuer, même d’accélérer les restaurations des zones humides. C’est une question de vie ou de mort. Malheureusement, on a des personnes politiques nationales qui ne comprennent pas ça. En termes d’environnement, on a 25 ans de retard. Il y a 25 ans, les connaissances étaient très largement solides pour qu’on agisse. Avant, les politiques écoutaient un peu les scientifiques. Aujourd’hui, ils font surtout le contraire de ce que les scien tifiques prouvent. n Propos recueillis par L.P.
C’ est à dire : Daniel Gilbert, vous êtes professeur d’éco logie à l’Université de Franche-Comté, spécialiste des zones humides, notamment des tourbières. Quel regard, en tant que scientifique, portez-vous sur l’évolution de la ressource en eau dans le dépar tement ? Daniel Gilbert : Globalement, il y a un problème physique d’écoulement des eaux, un problème chimique de pollution des eaux toxiques et de pollution des eaux d'éléments nutritifs, et un pro blème biologique avec des organismes qui meurent et sont éventuellement remplacés par des espèces invasives. Le point crucial, le plus important, concerne la vitesse de l’écoulement des eaux. C’est la face cachée du cycle de l’eau. La nature a besoin d’eau, elle fait tout ce qu’elle peut pour retenir l’eau. Il faut que l’écoulement de l’eau soit le plus lent possible pour maintenir la vie. Trop d’eau n’est pas gênant pour la nature, plus d’eau, c’est la mort. La nature est créée pour retenir l’eau. Que fait l’homme? Quand l’eau tombe, il fait tout pour qu’elle parte le plus vite possible à la mer. L’eau en serpentant va aller trois fois moins vite, par exem ple. Résultat : quand les pluies sont de plus en plus fortes, on accélère le cycle piscicole, assec estival du Doubs, plan rivières karstiques… Régu lièrement, la problématique de l’eau refait surface et engendre questions et angoisses. Daniel Gil bert, scientifique et professeur d’écologie, fait le point sur l’état des rivières et de la ressource en eau dans le département. reusement. Et puis, il y a ce qu’on appelle la vulnérabilité: on n’est pas du tout adapté à ce changement cli matique. Depuis les années 1970, on a détruit les paysages hydriques fran çais, on a détruit la capacité des pay sages français à retenir l’eau. Donc quand il pleut, il y a des inondations, quand il ne pleut plus, il y a des séche resses. Il faut mettre en place une réflexion sur la rétention d’eau dans les sols et les zones humides. Attention, la rétention d’eau, ce n’est pas les méga bassines. L’essentiel des eaux se trouve dans les sols et les zones humides. Càd : Vous avez participé à Ornans, à un débat organisé le samedi 22 mars à l’occasion de la manifestation L’en terrement de la Loue pour alerter sur la mortalité piscicole. Quel est l’état de nos deux rivières emblématiques, la Loue et le Doubs ? D.G. : La Loue, au départ, est en bien meilleur état que le Doubs. Elle est moins affectée par les activités humaines et les apports industriels. de l’eau. Quand on se rap proche de la mer, on arrive à des inondations gigan tesques. Il y a ce qu’on appelle l’aléa climatique, il va pleuvoir de plus en plus fort. On n’y peut plus grand-chose malheu
Daniel Gilbert est professeur d’écologie à l’Université Marie et Louis Pasteur à Besançon.
peut être traité que globalement à l’échelle du territoire. Attention, l’es sentiel de l’eau n’est pas celle que vous pouvez mettre dans un verre. L’essentiel de l’eau, c’est l’eau verte, celle qui humi difie les sols, qui se trouve dans les zones humides, dans les plantes. On ne peut pas la toucher. Par exemple, quand on soulève une pierre, on voit que c’est un peu humide même en plein été, c’est de l’eau verte. Et c’est l’eau, de loin, la plus importante. Tant qu’on ne s’occupera pas de l’eau verte, l’eau bleue aura des problèmes et on en aura de moins en moins. Le problème de l’eau, c’est la chaleur et le vent, pas la pluie. Plus il fait chaud, plus l’eau s’éva pore, moins elle arrivera à la rivière. C’est la raison pour laquelle le Doubs ne coule plus régulièrement en été. Non pas parce que le Doubs aurait un problème magique à un endroit donné mais parce que l’eau verte tout autour de la rivière sur des kilomètres devrait rester et s’écouler dans la rivière, ce qui fait qu’il y avait de l’eau. Elle s’éva pore avant même d’arriver dans le cours d’eau parce qu’il fait plus chaud. Le karst a toujours été là et avant, il y avait de l’eau. La chaleur évapore de façon très marquée les paysages parce qu’il fait plus chaud et parce qu’on a des pratiques culturales qui défavori sent la rétention d’eau. On va très rapi dement vers un problème d’eau en France. Et dans le massif jurassien, c’est pire puisque le karst ne garde pas l’eau. Si on ne diminue pas la vulné rabilité de nos paysages à la perte d’eau, il n’y aura plus d’eau dans nos rivières. Et moins il y a d’eau, plus elle est de mauvaise qualité car on concentre les polluants. Càd : Quelles solutions à notre échelle ? D.G. : Ce que les agriculteurs sont en
tique voire pire, il est en bien plus mau vais état. Globalement, les rivières comtoises sont en mauvais état. Il n’y a pratiquement plus de rivières en bon état en Franche-Comté. Elles le sont plutôt dans le Jura en altitude. Ou par exemple, l’Ognon dans sa partie vos gienne. Les rivières se dégradent parce que les paysages hydriques sont abîmés. Les paysages hydriques ont aussi la faculté, quand l’eau s’écoule lentement, d’épurer avant d’arriver à la rivière. C’est le double effet Kiss cool : quand on a un système d’écoulement des eaux en bonne santé à l’échelle du paysage, on a à la fois une régulation du débit et une auto-épuration qui fait que les rivières sont en meilleur état. La recons truction des paysages hydriques va prendre des dizaines d’années. Mais c’est une question de survie, ce n’est pas une question de “oh, c’est mignon pour les écologistes.” Soit on est capables de remettre en état le paysage hydrique, soit tout le monde le paiera cash. Càd : Qu’entendez-vous exactement par paysage hydrique ? D.G. : C’est tout : le cours d’eau, la forêt, les cultures. Quand il pleut beaucoup et que vous passez dans un champ labouré, l’eau forme une énorme rigole. Avant, c’était une petite zone humide avec un ruisseau temporaire. Tous ces systèmes-là sont ultra-importants dans le fonctionnement général de l’eau. S’il y a une petite pollution, et que ça passe dans le ruisseau temporaire, ça épure. On a détruit tout ça. Quand il pleut, ça part à la rivière très vite alors que ça devrait être retenu. Dans notre sys tème agricole, c’est une gêne, ça coûte de l’argent. Càd: Quel levier avons-nous? D.G. : C’est un problème global qui ne
Mais la Loue est une rivière très emblé matique en Europe pour sa richesse piscicole. Mais c’est une rivière qui est obèse. L’eau est polluée avec des conta minants toxiques (des molécules, des hydrocarbures, ce qu’on utilise dans nos maisons, les métaux). Et il y a les éléments nutritifs. Les végétaux ont besoin de trouver un engrais, de l’azote et du phosphore. Cet engrais peut être chimique ou organique. Toutes les
plantes en ont besoin mais s’il y en a trop, il y a eutro phisation. Comme la pro duction agricole est plus intensive qu’avant, il y a plus de déjections de vaches, plus de fourrage, plus d’engrais chimique.
“Les zones humides, une assurance vie pour le futur.”
Ça fait pousser les végétaux mais il y a des pertes. Une partie de cette nour riture pour plantes déborde et se retrouve dans le cours d’eau, comme l’eau de pluie part trop facilement dans les rivières. Or, la Loue est une rivière avec peu d’éléments nutritifs naturel lement, elle a une eau claire, oxygénée. Le fond devrait être relativement clair mais les sédiments se gavent d’azote. C’est un phénomène progressif depuis les années 60-70. Le système biologique en quelque sorte vomit. Il y a tellement de pollution organique que les poissons tombent malades et meurent. Quand on voit la mortalité piscicole, ça fait longtemps que c’est trop tard. On ne peut pas enlever du jour au lendemain les éléments nutritifs. Il faut des décen nies pour revenir à un état écologique normal. C’est dur pour les agriculteurs, ils font des efforts, mais ils ne verront les résultats que dans 10-15 ans. Càd: Le Doubs est-il dans la même situation ? D.G. : Le Doubs a la même probléma
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