Journal C'est à Dire 261 - Janvier 2020

S O C I É T É

“On ne doit pas aller à l’école pour mourir” Éducation Depuis qu’en 2013 sa fille Marion, 13 ans, a mis fin à ses jours, victime de harcèlement sur les réseaux sociaux, Nora Fraisse a fait du harcèlement en milieu scolaire le combat de sa vie. Elle témoigne.

C’ est à dire : Invitée par la députée du Doubs Annie Genevard le mois dernier, vous continuez votre inlassable combat contre le harcèlement en milieu scolaire. Toujours avec lamême détermina- tion ? NoraFraisse : Oui, car la guerre contre ce fléau n’est pas gagnée, il y a encore beaucoup de travail. Ce qui pouvait passer pour un simple fait divers est devenu un fait de société, et donc un combat pour moi. La question du har- cèlement est devenue une question centrale d’éducation. On évoque le chif- fre de 10 % des élèves qui seraient vic- times, soit 1,2million d’enfants et d’ado- lescents en France. Mais le nombre à considérer est bien plus élevé que cela tous. Et encore même que ce soit un jeune sur dix touché par cette question, c’est toujours un de trop. Càd : Qu’est-ce qui vous motive autant depuis bientôt sept ans, vous qui arpentez sans relâche la France entière pour cette cause ? N.F. : Je ne fais pas cela pour Marion car c’est trop tard pour elle. Je le fais pour tous ces autres jeunes. Mais en réalité, c’est bien Marion qui me porte et au fond de moi j’imagine qu’elle me dit : “Maman, j’ai donné ma vie, c’est désormais à toi de faire.” Je considère aujourd’hui que Marion sauve des vies. C’est sans doute cela qui m’aide à tenir. Et ce que j’ai entendu dans le Haut- Doubs de la part des jeunes, que ce soit à Morteau ou à Pontarlier, me donne des raisons de continuer ce combat. Càd : Plus de six ans après le drame qui vous a touché, les procédures judiciaires n’ont toujours pas abouti ? N.F. : C’est très compliqué de faire aboutir les procédures. La première difficulté est de porter plainte, c’est la raison pour laquelle d’abord il faut être accompagné et ensuite, c’est un peu comme en matière de violences faites aux femmes, les autorités ne considèrent car les témoins doivent aussi être considérés comme des personnes à soutenir et à aider. C’est un phénomène global qui nous concerne

pas toujours la parole des jeunes au sérieux. En ce qui concerne le drame qui a frappéMarion, une des procédures a abouti, le tribunal administratif a reconnu la reconnaissance partielle de l’État, mais l’autre action, au pénal suite à la plainte contre X, est toujours en cours d’instruction, au bout de six ans ! Je ne lâcherai rien, pas que pour Marion qui n’est plus là, mais pour tous les autres. Les enfants ne suppor- tent pas non plus l’injustice et l’impu- nité. Càd : Vous intervenez devant des élèves, des éducateurs, des ensei- gnants…Comment réagissent-ils ? N.F. : Ce sont toujours des moments privilégiés et très riches car la parole, notamment des élèves, est très libérée. fois de leur vie. C’est fondamental d’être sur le terrain, je le suis toutes les semaines, c’est prenant, parfois épui- sant, mais fondamental. On ne peut pas parler de cette question en restant devant son ordinateur ou en écrivant juste un livre comme le font certains “gourous” en la matière et beaucoup d’usurpateurs qui parlent de cette ques- tion à tort et sans la connaître. Càd : Vous encouragez les enfants à libérer leur parole. C’est la clé de tout selon vous ? N.F. : Non seulement la libération de la parole, mais le plus important, c’est surtout de recueillir cette parole. C’est la raison pour laquelle mon message s’adresse aussi aux adultes. Cela ne suffit pas de dire aux enfants de libérer leur parole. C’est une prise en charge vraiment globale. Une fois qu’un jeune a réussi à dire qu’il souffre, ce n’est que le début du chemin. Càd : Votre combat a déjà servi à mettre la lumière sur cette question, créer une journée spécifique contre le harcèlement sur le plan national, et lancer le numéro d’écoute, le “30 20”. Que reste-t-il à faire pour lutter contre ce fléau ? N.F. : Il faut aller désormais vers une Je suis d’ailleurs toujours très admirative de ces enfants et de ces adultes qui prennent la parole en public, souvent pour la première

“Tant que je pourrai, je combattrai.”

Nora Fraisse parcourt inlassablement la France pour faire avancer cette cause du harcèlement en milieu scolaire.

J’ai la chance d’avoir cette capacité à tenir.Tant que je pourrai, je combattrai. Même si je préférais nettement ma vie d’avant… Càd : Qu’ont changé les réseaux sociaux dans le phénomène de har- cèlement ? N.F. : Ils ont tout changé. On dit habi- tuellement que le harcèlement est un comportement répété dans le temps, qui s’inscrit dans la durée. Mais avec les réseaux sociaux, ça peut aller en une journée seulement. On peut aujourd’hui être cyber-harcelé par n’im- porte qui et n’importe quand. J’appelle cela le harcèlement entre pairs : sur les réseaux, à l’arrêt de bus, au sport, sur les jeux vidéo… Certains jeunes peuvent recevoir 100 messages dans une seule journée, avec des partages à l’infini, et des dégâts considérables en très peu de temps. Je dis toujours aux jeunes de parler : à quelqu’un, par un dessin, sur un post-it… Et je dis aux adultes : croyez la parole des jeunes. n Propos recueillis par J.-F.H.

les milliers de messages que je recueille à longueur d’année après les interven- tions, je m’aperçois que le problème est encore plus vaste et qu’on est dans une société où règne hélas une grande soli- tude, source de bien des maux. Càd : Lamaison de Marion devrait voir le jour en cette année 2020 ? N.F. : Je l’espère vraiment. Sinon, j’ar-

prise en charge globale. Avec de la for- mation à destination des enseignants et des équipes éducatives, il faut aussi de l’aide à la parentalité, des systèmes d’aide aux décrocheurs.Avec l’Éducation nationale notamment, mais aussi avec le milieu associatif, je poursuis le projet de créer la “Maison deMarion” qui rem- plirait ces missions globales de forma- tion et de prévention et qui pourrait être déclinée sur tout le ter- ritoire. ments suivent et idéalement trouver une fondation privée qui puisse le porter. Il est clair que toute seule, je n’y arri- verai pas et je ne pourrai pas continuer indéfiniment. Lesméthodes façonméde- cin de campagne, ça va bien unmoment, mais pour une question comme celle du harcèlement, ce n’est pas unmédecin de campagne qu’il faut,mais unC.H.U. ! L’idée de la Maison de Marion, c’est bien cela, c’est de créer des lieux dédiés avec de vrais experts. En découvrant Càd : Où en est le projet ? N.F. : Il avance, mais il faut désormais que les finance-

Repères N ora Fraisse a perdu sa fille Marion, en 2013, à l’âge de 13 ans, victime de harcèlement à l’école. Elle a créé depuis l’association “Marion la main tendue”, s’est entourée de professionnels, a écrit deux ouvrages “Marion, 13 ans pour toujours” et “Stop au harcèlement. Le guide pour combattre les violences à l’école et sur les réseaux sociaux” et multiplie les interventions, sen- sibilisations et conférences dans les établissements scolaires de la maternelle jusqu’au lycée, aussi bien auprès des élèves que de la communauté éducative. Nora Fraisse et son association sont notamment à l’origine de la création de la journée nationale “Non au harcèlement” ainsi que du numéro vert “30 20” destiné aux élèves, parents et professionnels pour signaler et échanger sur toute situation liée au harcèlement. Le 5 décembre dernier, nous l’avons rencontrée à Pontarlier où elle intervenait devant plus de 250 élèves et leurs enseignants, avant de se rendre à Morteau pour une autre intervention, invitée par la députée Annie Genevard. n

rêterai et le laisserai cette question aux mythomanes et aux imposteurs…Pour la première en France, il y a un vrai projet sur ce sujet. Il faut aller au bout et j’y

“Les réseaux sociaux ont tout changé.”

mets toute mon énergie.

Càd : Il y a des périodes d’abatte- ment, sans doute, mais vous restez optimiste ? N.F. : Bien sûr. Ces 18 derniers mois, beaucoup de choses ont déjà évolué en France sur cette question. Et je suis persuadée que la France va devenir exemplaire dans ce domaine. On ne doit pas aller à l’école pour mourir. Voilà pourquoi je continue ce combat.

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