Journal C'est à Dire 261 - Janvier 2020
D O S S I E R
“On est sur un système faussement gagnant-gagnant” Réaction L’universitaire géographe français Alexandre Moine est président du Forum transfrontalier Arc jurassien qui anime un espace de réflexion et de mise en perspective de projets communs dans le territoire transfrontalier.
Regard critique Économie Le Forum transfrontalier revendique une liberté d’analyse et d’expression pas toujours en phase avec ceux qui ne voient que par les bienfaits de l’économie transfrontalière. Un modèle efficace mais qui n’est pas forcément équitable dans le partage des richesses comme en témoignent deux acteurs suisses du forum : Bernard Woeffray urbaniste, et Jean-Jacques Delémont, juriste économiste.
A u regard du P.I.B., le modèle économique de l’Arc jurassien est posi- tif. Mais cet indicateur ne prend pas en compte la rupture entre le domicile et le lieu de travail. “Cette rupture est très importante car les richesses ne sont plus dépensées là où elles sont produites. Ce qui génère des fractures territoriales très importantes” , explique Jean-Jacques Delémont comme Lausanne, Genève, Bâle… Avec de part et d’autre de la fron- tière, deux régions interdépendantes avec d’un côté la main-d’œuvre qui va chaque jour en terre helvétique faire fonctionner l’outil de produc- tion. “Ce n’est pas unmauvais modèle mais cela provoque aussi un effet de distorsion sur l’économie française” , observe BernardWoeffray qui note que ce modèle productif et frontalier ne profite pas aux territoires. Pour- quoi ? Selon lui, c’est une question de fis- calité. Les collectivités suisses tirent une partie de leurs ressources en taxant le revenu de ses habitants. Avec les frontaliers, elles perdent qui compare l’Arc juras- sien à un archipel sans capitale. Un espace médian sans centralité, entouré de métropoles
ainsi beaucoup. “On constate que les communes des cantons de Neuchâtel et du Jura sont souvent dans le rouge, ce qui se répercute aussi sur l’offre de services à la population en forte baisse.” Inversement, le système français a longtemps été construit sur l’impôt des entreprises. Sauf qu’elles sont de moins enmoins nom- breuses sur toute la bande fronta- lière. Un phénomène accentué par le Swiss Made très protecteur qui partie compensé par le développe- ment commercial autour de Pontar- lier. Le secteur de Morteau est plus touché.” L’économie frontalière conduirait donc à un appauvrissement des col- lectivités. “C’est assez paradoxal dans unArc jurassien où l’on produit beaucoup de richesses. Je prends comme exemple le Crêt-du-Locle avec ses belles usines mais qui ne rap- portent rien au territoire car les cen- tres de profit ne sont pas ici” , déplore Jean-Jacques Delémont, ardent défenseur de l’économie résiden- tielle-présentielle. Il parle là d’éco- nomie locale, de circuits courts, de tourisme. “Il faut revenir à unmodèle rend très complexe toute tentative de création d’entreprise côté France. “L’impact de la désin- dustrialisation a été en
Alexandre Moine,
universitaire français, est le président du Forum trans- frontalier Arc jurassien, une association suisse.
Ils réclament un droit à l’expérimentation
C’ est à dire : Contrai- rement aux appa- rences où beaucoup considèrent le Haut-Doubs comme un eldorado, vous considérez, vous, qu’on n’est pas dans une relation gagnant-gagnant entre voi- sins suisses et français ? Alexandre Moine : La vérité n’est en effet pas celle-là. Il suf- fit de gratter un peu pour découvrir une tout autre réalité. Quand on présente les zones frontalières, on présente tou- jours les mêmes indicateurs, à savoir les salaires élevés, les belles voitures et un marché de l’immobilier florissant. Càd : C’est bien le cas ? A.M. : Oui,mais une autre réa- lité sans doute moins visible existe. Il suffit d’imaginer la vie d’un smicard français. Ici, les personnes pauvres sont plus pauvres qu’ailleurs.Un smicard gagne la même chose ici que dans une autre région française mais il se trouve plus en diffi- cultés ici du fait notamment des loyers élevés et du coût moyen d’un panier, plus élevé
promouvoir les transports en commun sur cette bande fron- talière. Càd : La question des mobi- lités pourrait être un vrai champ d’expérimentations ? A.M. : Une illustration récente : certains frontaliers de Villers- le-Lac vont désormais travailler au Locle à vélo électrique ! Rien n’est encore fait pour ce genre de mobilités et je fais le paral- lèle avec le projet Chemin des rencontres qui a du mal à démarrer. Ne pourrait-on pas croiser ces deux éléments pour créer à partir de cette question un système interconnecté en local ? C’est à toutes ces solu- tions innovantes locales et de proximité qu’il faut réfléchir sur ce territoire si particulier. Mais il y a tant d’autres expé- rimentations à mener. Càd : Lesquelles par exem- ple ? A.M. : Pourquoi ne pas jouer sur la complémentarité de nos produits locaux ? On a d’un côté de la frontière le comté et de l’autre le gruyère et ces deux- là ne se parlent pas. Si on met- tait ces deux produits côte à côte dans une idée de circuit court franco-suisse ? Une fois encore, il faut sortir ce territoire de l’esprit de compétition et entrer dans une vraie coopé- ration.Retrouvons-nous ensem- ble dans une zone protégée, échangeons et osons ! Pourquoi ne pas, au vu des différences de valeurs monétaires entre nos deux pays, instaurer des tarifs préférentiels pour les Français dans les piscines suisses ? Essayons, fécondons, échangeons ! n Propos recueillis par J.-F.H.
tire bien son épingle du jeu. Mais qu’en est-il du reste de la population qui vit à une vitesse normale mais dans des conditions où les prix du foncier et du commerce s’envolent ? J’affirme donc qu’on est sur un système faussement gagnant- gagnant. Quand j’affirme cela, c’est aussi pour attirer l’atten- tion sur les fragilités de ce ter-
ici. Côté suisse, le système éco- nomique n’est pas forcément non plus gagnant pour le ter- ritoire. Les plus-values des entreprises horlogères ne pro- fitent que très peu au territoire car ces entreprises ne paient pas leurs impôts localement. Pour preuve, pour la quatrième fois consécutive, les finances d’une ville comme La Chaux-
ritoire frontalier éga- lement en termes de consommation fon- cière, d’urbanisation, de ressources en eau qui deviennent de plus en plus fragiles.
de-Fonds sont dans le rouge. On voit là la phase émergée de la mondialisation avec une horlogerie qui part à l’export et qui vient rémunérer d’au-
“Ici, les personnes
pauvres sont plus pauvres qu’ailleurs.”
tres comptes que les comptes locaux. En plus, ces entreprises sont un coût pour les communes, en termes d’infrastructures, de voirie notamment, et représen- tent des revenus très faibles. Enfin, le différentiel monétaire est très défavorable aux com- merces suisses. Càd : Le rapport serait donc perdant-perdant ? A.M. : Une strate minoritaire de la population, même si elle atteint 45%à certains endroits,
Càd : Que préconisez-vous pour améliorer le système ? A.M. : Il est nécessaire d’ins- taurer un modèle de coopéra- tion de proximité plutôt que d’être dans la compétition. Je prône une sorte de “coopétition”. Sans évidemment faire sauter la frontière, on peut imaginer la mise en place d’un territoire d’expérimentation où on aurait la possibilité d’appliquer des règles différentes qu’ailleurs en France. Un petit exemple concret : les sentiers transfron- taliers de randonnée sont très difficiles à promouvoir auprès des opérateurs touristiques à cause des formalités douanières trop contraignantes. On peut imaginer aussi des expérimen- tations sur le plan des trans- ports, ferroviaires notamment car les normes suisses et fran- çaises n’étant pas les mêmes, certains cadencements de trains sont impossibles àmettre en place actuellement. Avec le Conseil économique, social et environnemental, on a inter- pellé la Région pour pousser ce genre d’expérimentations plus loin. C’est nécessaire pour
Une plateforme web transfrontalière sur l’urbanisme C’est un des projets innovants porté par le Forum transfrontalier que préside Alexandre Moine. Il s’agira du premier outil d’amé- nagement du territoire transnational qui permettra de mesurer l’impact d’un projet d’urbanisme des deux côtés de la frontière franco-suisse. Cette plateforme permettra notamment aux col- lectivités porteuses de projets de consulter les documents d’ur- banisme en cours dans les communes voisines de part et d’autre de la frontière. Ce futur outil financé en partie par les fonds Interreg V sera dévoilé lors du colloque du Forum transfrontalier le 23 janvier au Club 44 de La Chaux-de-Fonds. “Ce sera un outil inédit en France” promet Alexandre Moine. n
“La Suisse hors de l’Union Européenne fait le bonheur des acteurs individuels et des entreprises au détriment des collectivités”, s’inquiète l’urbaniste Bernard Woeffray.
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