Journal C'est à Dire 194 - Décembre 2013

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R E C H E R C H E

Sociologie Nicolas Bourgoin, le chercheur engagé Parler de sécurité “est le meilleur moyen pour un politique de gagner des voix” schématise Nico- las Bourgoin, maître de conférences en socio- logie à Besançon. Dans son livre “Révolution sécuritaire, 1976-2012”, il explique la surenchère sécuritaire que connaît la France. Paradoxe, la baisse de la violence est accompagnée d’une hausse du sentiment d’insécurité.

À quelques mois des municipales, l’ouvrage de Nico- las Bourgoin pour- rait bien se retrou- ver sur la table de chevet de quelques politiques. L’auteur,

maître de conférences en socio- logie rappelle pourquoi l’État depuis 1976 a basculé dans le tout sécuritaire. “Car il dispo- se des réponses permettant des effets d’annonce” explique-t-il. Pondre une loi après un crime

Nicolas Bourgoin, chercheur en sociologie et anthropologie à l’université de Besançon, révèle l’ombre de la politique sécuritaire française.

crapuleux serait le meilleur moyen pour s’attirer la sympa- thie des électeurs, et très sou- vent ceux de la classe dite “popu- laire”. Des exemples d’effets d’annonce, Nicolas Bourgoin n’en manque pas. Exemple avec l’affaire Patrick Tissier, meurtrier et vio- leur multirécidiviste. Profitant d’une liberté conditionnelle en

tistiques du crime et de leur ins- trumentalisation, Nicolas Bour- goin se débarrasse de la pensée unique. Pourquoi décide-t-il de s’arrêter en 2012 ? “Parce que la politique change, dit-il. Nous ne sommes plus dans l’escalade sécuritaire comme on avait pu le ressentir sous l’ère Sarkozy. La ligne Christiane Taubira s’inscrit dans celle de Robert

1992 après le viol et le meurtre de sa petite amie en 1971, il tuera et violera en 1993 deux autres femmes dont une fille de 8 ans. Il sera finalement condamné à la réclu-

Badinter où la part de la prison doit diminuer.” La sécurisation de la société galopante plaît toutefois à l’électeur : “Un ministre de l’Intérieur

L’exemple de l’affaire Tissier.

sion criminelle à perpétuité, assortie d’une période de sûre- té de 30 ans. Depuis, Pierre Méhaignerie, ancien ministre de la Justice, a créé une loi en 1994 dite de “perpétuité incom- pressible” qui permet en prin- cipe à des criminels du type de Tissier de ne jamais sortir de prison. “C’est une loi de cir- constance qui répond à une émo- tion” explique Nicolas Bourgoin. Ce type de réponse pénale aurait fortement crû, notamment sous Nicolas Sarkozy. Dans son ouvrage, le Bisontin explique comment la classe dominante tire directement pro- fit de la politique sécuritaire : l’État français et ses politiques, loin d’être neutres, mettent en place une “politique de classe” écrit-il. Cette voie répressive et punitive mènerait à un régime autoritaire. L’analyse à l’inspiration marxis- te est assumée par Nicolas Bour- goin qui use de concepts tels que “classes sociales” et “lutte des classes” , “idéologie domi- nante” et “institutions bour- geoises.” L’universitaire fait le lien entre les politiques sécu- ritaires et le capitalisme, rap- pelant qu’en temps de crise l’État a toujours régulé péna- lement la pauvreté. Ainsi, lorsque le chômage augmente, le recours à l’incarcération s’accélère. Il parle d’un tour- nant “libéral-sécuritaire” où un État pénal et policier remplace un État social. Décoiffant. Après deux premiers ouvrages consacrés au suicide en prison et à une lecture critique des sta-

est toujours plus populaire qu’un ministre de l’Économie car lui peut influer directement sur la vie des gens.” Le chercheur bisontin démon- te également de fausses vérités liées au sentiment d’insécurité dont les médias et les politiques tireraient parti selon son ana- lyse. Le premier pour vendre du papier, les seconds pour pondre des lois et rassurer. “Ain- si, les statistiques montrent que les violences graves diminuent en France. Il en est de même pour les coups et violences volontaires, mais le sentiment d’insécurité n’a jamais été aussi fort.” D’où la politique des caméras de la vidéoprotection qui se dévelop- pe. “Derrière, il y a un lobby ” , fait remarquer l’auteur. L’insécurité serait produite par ceux qui en profitent : les classes dirigeantes. Quant aux effets réels de la vidéoprotection, ins- tallée par exemple à Besançon, le scientifique s’en réfère aux études qui prouvent “qu’elle n’est pas très efficace car la délin- quance est devenue calculatri- ce : elle se déplace à d’autres endroits. Qui plus est, élucider un fait demande beaucoup de travail et le fonctionnement et l’entretien de la vidéo sont coû- teux.” Nicolas Bourgoin n’a pas réali- sé ici un essai de nature idéo- logique à consonance marxiste. Tout juste s’est-il appuyé sur des chiffres vérifiés. En filigra- ne, il donne l’alerte sur le risque qu’un État totalitaire naisse.

E.Ch.

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