Journal C'est à Dire 176 - Avril 2012

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D O S S I E R

Interview “La France n’a pas su sauver ses enfants” Originaire de Morteau, le général Maurice Faivre a vécu de l’intérieur la guerre d’Algérie. À son retour, il a aidé des dizaines de familles de Harkis délaissées.

Maurice Faivre, à gauche, avec le général Dary et un fils de harkis.

C’ est à dire : Vous qui avez connu cette guerre de par vos fonctionsdegénéral,etquiavez en même temps le recul de l’historien, rappelez-nous quelques causes de ce conflit. Est-ce uniquement la coloni- sation ? Maurice Faivre : La coloni- sation au XIXème siècle n’est pas un crime contre l’humanité, elle présente des aspects néga- tifs et positifs, et s'inspire de l'idéologie des Lumières, célé- brée par Victor Hugo : “Un peuple éclairé va trouver un peuple dans la nuit.” Les musul- mans, contrairement aux juifs, refusent la citoyenneté consi- dérée comme apostasie, et voient l’école de Jules Ferry comme “l’école du diable”, ils ne s’y ral- lient qu’après 1945. Cependant, les notables et les instituteurs sont favorables à la culture fran- çaise. Mais il y a inégalité du niveau de vie dans le bled, par rapport aux colons et aux gros propriétaires musulmans. Le

budget attribué à l’Algérie ne permet pas de rétablir l’égalité (politique de reconstruction en France). “L’Algérie coûte plus cher qu’elle ne nous rapporte”, selon la thèse de Jacques Mar- seille. En 1958, le plan de Constantine rattrape le retard, mais sans doute trop tard ! Càd. : Quelles sont les cir- constances du démarrage de ce conflit ? M.F. : Le soulèvement du 8 mai 1945 est provoqué par les par- tisans de Messali, qui veulent créer une zone libérée. Il se heur- te à une répression brutale, le général Duval promet la paix pour dix ans. Jacques Julliard écrit dans le Nouvel Obs du 10 mai 2001 : “Après la Tous- saint 1954, incapable de pro- voquer un soulèvement géné- ralisé, le F.L.N. a eu recours à la terreur et aux atrocités.” En effet, selon Mohamed Harbi, historien du F.L.N., “l’identité du lignage ou de la confrérie est beaucoup plus forte que

l’identité nationale.” En 1955 et 1956, le terrorisme contre les Français impressionne une par- tie de la population musulma- ne. La bataille d’Alger élimi- ne le terrorisme, au prix (pen- dant 3 mois) du recours à la tor- ture, qui n’est cependant pas généralisé. Mais les fraterni- sations de mai 1958 font bas- culer la casbah en sens contrai- re. Malgré les manifestations de décembre 1960, la majorité des musulmans demeure atten- tiste. Selon Mohamed Harbi, “le nationalisme n’a trouvé son unité qu’après 1962, imposé par la guerre civile.” Càd. : Quelles ont été les conséquences morales de ce conflit pour les appelés ? M.F. : Les appelés sont très dis- ponibles, ils sont très actifs sur le terrain, et se conduisent par- faitement avec la population (soins, scolarisation). Déçus d'avoir perdu (politiquement) la guerre, ils estiment avoir per- du deux ans de jeunesse.

Le général Maurice Faivre en dates - Né à Morteau en 1926. Élève-officier Saint-Cyr-Coetquidan 1947- 1949. Major de promo. - Saumur 1949-1950. Légion Maroc 1951-1953. 5 ans en Algérie (1955-1957 et 1960-1962) - École supérieure de guerre (1964-1965), commandant le 13ème Régiment de Dragons parachutistes. - En 1981, il quitte lʼarmée pour préparer un D.E.A. sur les forma- tions paramilitaires dans les pays de lʼEst. - Il passe une thèse de doctorat à Paris 1 sur “les nations armées”. - Vice-Président de la Commission française dʼHistoire militaire. Membre de lʼAcadémie des sciences dʼoutre-mer. Correspondant de lʼAcadémie de Franche-Comté. - Il a publié : Un village de harkis, des Babors au pays drouais (lʼHarmattan 1994), Les combattants musulmans de la guerre dʼAlgérie, des soldats sacrifiés (lʼHarmattan 95), le général Ély et la politique de défense 1956-1961, Les archives inédites de la politique algé- rienne (lʼHarmattan 2000), Le renseignement dans la guerre dʼAlgérie (Lavauzelle 2006)… et des dizaines dʼarticles historiques.

Càd : Et les conséquences pour la France ? M.F. : Elle doit accueillir les pieds noirs et une partie des harkis (15 % seulement). Com- me l’a dit Jacques Chirac, elle n’a pas su sauver ses enfants. C’est une épuration ethnique. Tous ses biens sont nationali- sés enAlgérie. Et les échecs sont occultés, on ne parle pas de la guerre d’Algérie jusqu’en 2000 ! Càd : Et pour l’Algérie d’après 1962 ? M.F. : La lutte pour le pouvoir entraîne l’anarchie et les mas- sacres de l’été 1962. Un pouvoir militaire, totalitai- re et corrompu, se met en pla- ce. Il n’y a pas d’état de droit. L’islamisation à outrance pro- voque la guerre civile des années 1990. Propos recueillis par J.-F.-H.

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