La Presse Pontissalienne 298 - Novembre 2024

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La Presse Pontissalienne n°298 - Novembre 2024

TÉMOIGNAGES

Les victimes du D r Clémens Le calvaire quotidien des anciens patients incontinents Des habitants du Haut-Doubs racontent leur calvaire

Réaction Un dossier “inédit et hors norme”selon Maître Lévy L’avocat de Valdahon défend plusieurs anciens patients du proctologue Luc Clémens. Le dossier est solide, étayé par des éléments qui mettent en cause la pratique médicale du chirurgien.

I ls s’appellent Johan, Léa, Fabienne, Sylvia et Anne. À les regarder dis cuter autour de la table, on a le sentiment d’assister à une soirée conviviale entre amis. Mais ces sourires apparents masquent en réalité une profonde souffrance. Ces habitants du Haut-Doubs se rencontrent pour la première fois ce mardi d’octobre à Mor teau, réunis par la même raison médi cale qui a brisé leur vie : une opération ratée des hémorroïdes aux conséquences dramatiques. Ces cinq personnes font partie des dizaines de patients qui se disent vic times du Docteur Luc Clémens, proc tologue à Besançon. Le chirurgien a été mis en examen le 24 septembre pour blessures involontaires sur 37 d’entre eux ayant entraîné une inter ruption temporaire de travail de moins de trois mois. Un motif aggravé par “une violation manifestement délibérée de son obligation de sécurité et de pru dence” selon le procureur de la Répu blique Étienne Manteaux. Le Docteur Clémens est interdit d’opérer depuis. Présumé innocent, il a fait appel de cette décision contestant les faits qui lui sont reprochés. Une audience est prévue le 30 octobre devant la Chambre de l’Instruction. “Ce que je veux, c’est qu’il ne touche plus jamais personne” espère Léa, 29 ans, qui a été opérée en 2022 des hémorroïdes par ce chirurgien à la suite de sa grossesse. Une inter vention douloureuse en elle-même. Depuis, la jeune femme souffre d’in continence. Elle livre une vérité crue. “Comment garder sa féminité quand on se déplace avec un sac à langer comme pour un gosse ? Je ne peux plus accom pagner mon enfant au parc, à la piscine. On se sent humilié quand on se réveille la nuit dans ses selles et qu’il faut chan ger les draps.” Au sein du petit groupe réunit ce soir là, on se serre les coudes, on s’entraide, on parle librement des difficultés quo tidiennes dont chacun souffre à des degrés divers. Ils en rient parfois, en pleurent souvent. “Luc Clémens m’a volé mon estime, ma liberté, ma confiance en moi. Il a pris mes rêves” enrage Sylvia, 37 ans. Opérée en 2022, elle ajoute: “Le pire, quand les gens nous regardent, c’est qu’ils ont l’impres sion que tout va bien. Mais nous sommes des maux invisibles, rongés par un mal qui nous détruit chaque jour un peu plus. Je me sens sale, Il m’arrive de me répugner.” Ils parlent des douleurs insupportables, du regard des autres, du sentiment de honte, de la dépression, de la gêne qui Souffrant désormais d’inconti nence fécale, ils livrent une vérité crue, humiliante, dégra dante, sur leur quotidien, résul tat d’une intervention qui a laissé des séquelles a priori irréversibles. depuis qu’ils ont été opérés des hémorroïdes par LucClémens, proctologue à Besançon.

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réponses. Il apparaît encore que le proctologue a tendance à minimiser les choses, ce qui explique sans doute qu’il n’ait, semble-t-il, pas déclaré des événe ments indésirables graves, des acci dents médicaux, “alors que c’est une obligation déontologique.” Si tel avait été le cas, sans doute que le Conseil de l’ordre, l’autorité de tutelle, l’aurait empêché dans sa pratique chirurgi cale. Aujourd’hui, au regard du préjudice subi, qu’il faudra démontrer au cas par cas, les victimes sont fondées à demander une indemnisation. Vu l’ampleur du dossier, elle pourrait atteindre plusieurs dizaines de mil lions d’euros. Nouvellement créée, l’association Fleurs de Lotus se donne comme objectif de recenser toutes les victimes du proctologue afin de les aider “à se battre contre lui.” Elle compte 35 membres actifs et a déjà recensé “80 victimes précise-t-elle dans un com muniqué. Tous les jours, de nouvelles victimes se manifestent.” Fleurs de Lotus a lancé une cagnotte en ligne sur la plateforme Leetchi afin de récol ter des fonds qui serviront à aider les victimes les plus démunies dans leurs démarches administratives et judiciaires. n

aître Olivier Lévy défend plusieurs anciens patients du docteur Luc Clémens. Une affaire “inédite et hors

norme” pour l’avocat de Valdahon. Il est consulté régulièrement par des personnes qui se plaignent du chi rurgien proctologue bisontin depuis que cette affaire a été rendue publique. “J’en suis à près de 80 consultations. J’en ai de 2 à 4 chaque semaine. À ce jour j’ai ouvert 40 dossiers la moitié sur le plan pénal et l’autre sur plan civil” dit-il. Dans ce dossier, plusieurs éléments viennent mettre directement en cause la pratique du chirurgien. “Les experts aboutissent à la même conclusion. Ils disent que le geste médical n’est pas maîtrisé” fait remarquer l’avocat. En effet, Luc Clémens est urologue, il est devenu proctologue après une for mation de deux ans, un D.I.U. de proc tologie. Deux autres points interpel lent Maître Levy qui sera présent à l’audience du 30 octobre devant la Chambre d’Instruction. “Sa pratique médicale n’est pas validée, et il y a un défaut d’information du patient. Fallait-il opérer? A-t-il proposé des traitements alternatifs ? A-t-il indiqué les conséquences possibles ?” Autant de questions qui se posent, auxquels la Justice devrait apporter des

Opéré en 2017, Johan a créé un groupe WhatsApp qui réunit une vingtaine d’anciens patients du Docteur Clémens.

die longue durée, j’ai été licencié en 2019. Je gagnais 5 500 euros par mois. Je suis passé à 300 euros, le montant de ma pension invalidé, et je vais aux Restos du Cœur. L’incontinence, tu y penses tous les jours, tout le temps. C’est une obsession. La première chose que je repère quand je vais dans un endroit, ce sont les toilettes” explique-t-il. Malgré tout, Johan a un tempérament combatif. Il a créé un groupe WhatsApp qui réunit une vingtaine de personnes. Sur ce réseau social, ils se donnent des conseils, se remonte le moral pour mieux supporter ce quotidien où tout tourne autour de l’incontinence. “On ne sait jamais quand ça peut survenir. Alors j’essaie de contrôler mon transit. Je ne mange qu’un repas par jour. Mon but est d’arriver à aller aux toilettes quand je le décide, le mercredi, le samedi et le dimanche. Là, ça peut durer des heures. Je m’impose cela parce que je veux conti nuer à travailler. Mais il faut compren dre que tousser, éternuer, rigoler, se mettre accroupi, sont des situations où surviennent les fuites” explique Sylvia. Anne essaie elle aussi de contrôler son transit. “Je me constipe, c’est ma parade” dit-elle, racontant ses insoutenables douleurs post-opératoires. “Aux toilettes, je serrais les dents sur un linge pour ne pas hurler. J’avais envie de mourir.” Elle a toujours la sensation de ressentir “comme des lames de rasoirs au niveau de l’anus.” Comme Léa qui occupe un emploi de serveuse, Anne a osé rompre le silence auprès de son employeur pour lui exposer clairement la situation. “Il fait preuve de beaucoup de compréhen sion” reconnaît-elle. “J’ai cette chance là aussi” complète Léa.

s’invite dans l’intimité du couple lorsqu’il parvient à surmonter l’épreuve, de la vie de famille qui en prend un coup, des relations sociales qui se délitent, de l’angoisse d’être dans un lieu public, du suicide, de l’alcool qui est parfois un refuge, des traitements antidépres seurs, des lavements, des examens de santé, bref, de la peur de devenir accros aux antalgiques, des trajets en voiture tant redoutés, de la difficulté à tenir assis… autant de conséquences directes de leur incontinence fécale. “Il faut ima giner ce que c’est que se faire dessus, le jour, la nuit. De ne rien contrôler. La semaine dernière, ça m’est arrivé 17 fois. Je me suis sentie honteuse à la caisse d’un magasin. Ma vie, c’est des couches au quotidien.” confie Fabienne qui a été opérée en 2017. Elle est recon nue désormais invalide à 100 %. Après des mois d’arrêt de travail, cette quin

quagénaire a finalement perdu son boulot qu’elle adorait. Elle a fait une tentative de suicide. “J’ai pris 35 kg. Luc Clémens a bousillé ma vie. J’étais une personne dynamique. J’étais sportive. Je vivais à 200 %.” Le neurostimu lateur qu’elle porte aujourd’hui l’aide à contrô ler un peu son inconti nence, mais il n’a rien réglé. Cette lente descente aux enfers, Johan la vit éga lement. Opéré en 2017, lui aussi a perdu son job. À 48 ans, il est reconnu invalide à 80 %. “En mala

“Je me sens sale, Il m’arrive de me répugner.”

Le Docteur Clémens opérait ses patients à la Polyclinique de Franche-Comté à Besançon.

plus mon sphincter, que j’avais finis par le croire. Cette fois-ci enfin, je sais que je ne suis pas folle!” Johan, Léa, Fabienne, Sylvia et Anne espèrent obtenir gain de cause devant la justice, et être indemnisés à la hau teur de leur calvaire. Ils espèrent que Luc Clémens répondra de ses actes. “Il nous a mutilés lors de l’opération et humilié en consultation en refusant de reconnaître ses erreurs. Nous voudrions qu’il paie pour cela” résument-ils, s’en remettant désormais à la justice. n T.C.

Depuis que cette affaire a été révélée au début de l’été, des dizaines de patients renfermés jusque-là sur leur propre souffrance ont découvert qu’ils n’étaient pas seuls. Cela change tout, notamment à l’action judiciaire qu’ils engagent individuellement. “Au début tu te dis, “c’est la faute à pas de chance” raconte Sylvia. À chaque fois que je suis allée voir Luc Clémens en consultation pour lui expliquer la situation, il m’a tellement dit que le problème venait de moi, que c’était un problème psycholo gique, que mon cerveau ne commandait

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