La Presse Pontissalienne 286 - Novembre 2023

4 L’interview du mois

La Presse Pontissalienne n°286 - Novembre 2023

MÉDIAS

Le fondateur de Médiapart Edwy Plenel

“Les raccourcis risquent de nous faire entrer dans une guerre des mondes qui serait fatale”

Le fondateur et dirigeant de Médiapart a fait de l’extrême droite un de ses thèmes de prédilection. C’est notamment de ce sujet qu’il est venu débattre dans le Doubs le 8 novembre (à Morteau) à l’invitation d’un collectif citoyen.

de Daech, et l’écroulement de pays comme l’Irak ou la Syrie. Il ne faut pas bargui gner pour condamner tout crime terro riste et de guerre contre des civils, évi demment, mais il ne faut surtout pas ajouter de la passion à la passion, on voit où cela conduit. L.P.P. : Les tergiversations d’une partie de la France Insoumise sur ce sujet vous choquent elles ? E.P. : Le débat politique français n’est vraiment pas à la hauteur de la situation et de sa gravité. Je ne veux pas rentrer dans le ridicule de cette polémique natio nale qui entraîne l’ancienne droite répu blicaine et de la gauche issue du socia lisme à adopter une posture qui ne fait que le lit de l’extrême droite. L.P.P. : L.F.I. ne s’est pas disqualifié à vos yeux ? E.P. : L.F.I. fait partie de ces courants politiques et intellectuels qui défendent les principes contenus dans ce qui fondent nos valeurs, à savoir la déclaration des Droits de l’Homme française de 1789, universelle de 1946, basées sur l’égalité des droits. D’autres courants, ceux d’ex trême droite notamment, prétendent l’inverse, c’est-à-dire qu’il y a des civi lisations, des religions supérieures à d’autres. Ce suprémacisme identitaire est d’ailleurs présent dans de n ombreux pays comme aux États-Unis avec M. Trump, c’est aussi le cas de M. Poutine en Russie, du Premier ministre indien également, de dirigeants fondamenta listes comme en Iran. Ce refus de la plu ralité est ce qui permet à l’extrême droite de s’imposer et de progresser. On ne peut pas comparer les partis qu’on qua lifie d’extrême gauche à ceux de l’extrême droite. Et cette digue, elle n’est hélas plus tenue correctement par les forces démocratiques. René Cassin, qui est le père de la déclaration universelle des Droits de l’Homme devant les Nations Unies en 1948, avait bien compris qu’on ne pouvait pas faire confiance aux Nations qui se revendiquent d’un seul peuple, d’une seule identité, et qu’il était nécessaire d’avoir des droits fondamen taux au-dessus des États. L.P.P. : Depuis quand cette digue que vous évoquez a commencé à s’ébrécher ? E.P. : Depuis Nicolas Sarkozy quand il a voulu créer un ministère de l’immigration et de l’identité nationale. En faisant cela, il a lié la question du rapport au monde, à l’autre, à l’étranger, à la question de l’identité en instillant donc que l’idée de l’identité serait à racine unique. Per

sonnellement, je suis un Breton d’ou tre-mer né d’un père catholique et d’une mère protestante, j’ai grandi en Marti nique puis en Algérie, je suis le père d’une fille juive par l’histoire de sa mère, j’ai une culture française et une histoire française, mais cette histoire est faite du monde. Si on rentre dans ces consi dérations, on donne la main à ceux qui pensent que l’identité est liée au sol et au sang. C’est faire entrer un renard dans le poulailler, le poison dans la soupe. L.P.P. : Les présidents suivants n’ont pas su consolider cette digue ? E.P. : Sous la présidence de François Hol lande, on a ressorti cette idée de déchéance de nationalité comme si elle était une protection, et depuis ce récent attentat d’Arras, on va durcir les condi tions pour les migrants. On s’apprête à discuter de la 29 ème loi sur l’immigration en 40 ans : est-ce qu’une seule de ces lois a résolu nos urgences sociales et démocratiques, voire écologiques ? Est ce que c’est cette question que les Fran çais souhaitent vraiment qu’on traite ? Quand il y a un grand mouvement qui vient du bas comme les Gilets jaunes, ou du haut sur la question des retraites avec les organisations syndicales, entend on parler des questions d’immigration ? La question de l’autre est une diversion qui ne sert qu’à éviter de faire face aux vraies questions, celles des fins de mois, de l’égalité, des retraites… Tous ceux qui en ajoutent dans la surenchère com mettent des manquements. Au risque de surprendre, je suis nostalgique d’une droite républicaine incarnée par exemple par Dominique de Villepin qui savait éviter tous les amalgames. L.P.P. : Ces questions d’immigration qui nourrissent l’extrême droite, vous les évacuez alors ? E.P. : Non, je dis juste qu’elles ne font qu’attiser les haines. Je rappelle que le fascisme italien et le nazisme sont arrivés par un vote, pas par un coup d’État. Je sais que si le R.N. se retrouvait à posséder ce pouvoir incommensurable que confère la V ème République, on s’apprêterait à vivre des temps difficiles. Nous sommes dans une République où le pouvoir d’un seul peut s’imposer à la volonté de tous. Et sur ce point, rien ne s’est amélioré, au contraire depuis François Mitterrand qui a encore accru les pouvoirs du pré sident. Emmanuel Macron n’a fait jusqu’ici que montrer cet absolutisme présidentiel. Si le R.N. gagnait un jour, il aurait tous les leviers de l’État à sa disposition. Les responsables de cette

L a Presse Pontissalienne : On ne peut pas éviter d’évoquer pour commencer les deux questions d’actualité, mêlées ou pas, de l’attaque du Hamas et de la riposte d’Israël, et du meurtre de ce professeur à Arras. Quelles répercussions sur l’opinion française pourront avoir ces événements tragiques ? Edwy Plenel : Je ne prédis pas l’avenir. Dans notre métier de journaliste, on ne doit pas faire de pronostics. Notre métier est de traiter le présent et être disposé à accueillir ce genre d’événements impré visibles ou dramatiques. Mais ces deux événements ne sont pas de même nature. Le premier est le énième rebondissement d’un conflit qui n’en finit pas depuis 75 ans et qui risque d’entraîner le monde dans un abîme. Sur ce point, il n’y a qu’une seule éthique, qu’une seule morale à mettre en avant, c’est celle de la décla ration universelle des Droits de l’Homme qui a accompagné la création d’un État d’Israël au sortir de la guerre en raison des crimes commis en Europe à l’encontre du peuple juif et, à travers lui, contre l’humanité toute entière. Nous avons donc voulu réparer une faute, mais sans nous occuper de l’injustice qui était créée en réparant cette faute, c’est-à-dire sans donner aux Palestiniens le droit d’avoir également un État. L’État d’Israël et sa sécurité sont entièrement légitimes mais les droits des Palestiniens d’avoir une terre le sont tout autant. C’est cette question d’égalité à laquelle nous n’avons jamais répondu, nous la communauté internationale, qui continue à produire tous ces monstres comme cette récente attaque terroriste du Hamas avec des tueries abominables contre des civils israéliens.

L.P.P. : Il s’agit donc bien de terrorisme ? E.P. : Il n’y a pas de débat là-dessus. La population de Gaza, elle, ne considère pas le Hamas comme n’étant pas une organisation légitime, c’est la nuance, et il faut essayer quand on est journaliste de tenir cette ligne de crête, une ligne éthique et morale. Il faut expliquer que la qualification d’organisation terroriste du Hamas fait l’objet d’un débat inter national. Le Hamas n’est pas assimilable à Daech, c’est aussi un mouvement poli tique et social, d’ailleurs soutenu et financé par le Qatar qui est accueilli en France les bras ouverts ! Le Hamas a certes commis des actes terroristes, mais qualifier l’ensemble de l’organisation

situation sont les forces politiques démo cratiques qui font la courte échelle à l’extrême droite. L.P.P. :Vous n’avez pas répondu précisément sur L.F.I., un parti que les Français considèrent aujourd’hui plus dangereux que le R.N. L.F.I. n’est en aucun cas à comparer avec le R.N. ? E.P. : L.F.I. est une organisation qui a été trop marquée ces derniers temps par une forme d’absolutisme de son chef, c’est indéniable. Mais son idéologie n’est pas la même du tout. C’est un parti qui est dans le camp de l’égalité. En même temps, quand on promeut une république démocratique, on doit également être plus démocratique au sein de son parti, ce qui n’est pas tout à fait le cas de M. Mélenchon. Mais la méthode qui consiste à mettre à égalité l’extrême gauche et l’extrême droite est la meilleure façon de faire monter l’extrême droite. Faire passer M. Mélenchon pour un illuminé d’extrême gauche, c’est créer un faux équilibre. Pareillement, comparer le communisme au nazisme en poids de cadavres n’est pas la bonne méthode. On n’a jamais entendu de retours cri tiques d’anciens cadres du fascisme, une idéologie basée sur la haine de l’Homme alors que le communisme a eu des oppo sants radicaux venus de son camp et des autocritiques de ses anciens militants. Il faut sur cette question tenir la ligne des principes, de l’exigence démocra tique. L.P.P. : Selon vous, le R.N. d’aujourd’hui n’est pas plus fréquentable que le F.N. d’hier ? E.P. : Les forces d’extrême droite savent se rendre fréquentables comme Mme Melloni en Italie, mais là-bas on est dans un régime parlementaire, c’est à-dire moins à risque que notre régime présidentiel. En France, Marine Le Pen continue à entretenir des relations avec ses copains de l’ex-G.U.D. qui ne font

comme terroriste, c’est ne pas voir et ne pas comprendre la nature complète de cette orga nisation. Il y a une chose à éviter absolu ment, c’est l’amalgame et les raccourcis qui risqueraient de nous faire entrer dans une guerre des mondes qui serait fatale. L.P.P. : Des pays occidentaux se tromperaient donc dans leur jugement ? E.P. : On l’a bien constaté après le 11 septembre 2001 : les États-Unis sont entrés dans une guerre des mondes qui n’a fait que produire le pire. Pire que Ben Laden avec la création

“L’idéologie de L.F.I. n’est pas la même que celle du R.N.”

Bio express l Edwy Plenel est né en 1952, il est journaliste professionnel depuis 1976. D’abord à Rouge (1976-1978), l'hebdomadaire de la Ligue Communiste Révo lutionnaire. Il s’éloigne ensuite de l’extrême gauche et entre au service Éducation du Matin de Paris, et surtout, il fait une grande partie de sa carrière au Monde pendant vingt-cinq ans (1980-2005). l Il est le cofondateur et président de Médiapart depuis sa création en 2008. l Il est également auteur d’une trentaine d'ouvrages. l Il sera le 8 novembre à 20 h à la salle des fêtes de Morteau (entrée libre)

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