La Presse Pontissalienne 217 - Novembre 2017

L’INTERVIEW DU MOIS

La Presse Pontissalienne n° 217 - Novembre 2017

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RENCONTRE

Le pilier du ciné-club

Pierre Blondeau déroule le film de sa passion cinématographique À 91 ans, il n’a rien perdu de son enthousiasme, ni de sa prodigieuse culture cinématographique. Pierre Blondeau revient sur la fabuleuse saga du ciné-club Jacques Becker.

L’ancien président du ciné-club Jacques Becker n’a rien perdu de sa fougue quand il parle de sa passion.

L a Presse Pontissalienne : A quand remonte cette passion dévoran- te pour le 7ème art ? Pierre Blondeau : Je suis né en 1926 à Pontarlier.À l’époque, il y avait très peu d’activités culturelles. Mon père était instituteur et nous étions très liés à l’associa- tion laïque. Quand j’étais gosse, il y avait deux cinémas à Pon- tarlier. L’un était géré par des religieux. L’autre qui s’appelait déjà l’Olympia était dirigé par Madame Fabri, une personne très artiste dans ses goûts. On allait au cinéma le jeudi après- midi. J’avais 9-10 ans.À l’époque, on voyait Les Temps modernes de Chaplin et les films de Pagnol, Renoir. Il n’y avait que des films pour adultes et j’ai eu des moments extraordinaires. L.P.P. : C’était le cinéma d’avant-guer- re… P.B. : Oui. Tout a changé sous l’Occupation où l’on était un peu coupé du reste de la production mondiale. On ne pouvait plus voir les films américains, seule- ment des films français, alle- mands et italiens. La grande vague de création des ciné-clubs débute à partir de 1945 sous la responsabilité du ministère de la Jeunesse et des sports. Il exis- tait différents types de ciné-clubs. Ceux rattachés à la Fédération des Œuvres Laïques passaient dans les écoles. On trouvait aus- si la Fédération des Ciné-clubs Catholiques et la plus impor- tante, à savoir la Fédération Française des Ciné-clubs. Cet- te dernière était implantée dans tous les départements. Elle se fixait comme objectif de mon- trer les films qu’on n’a pas pu voir pendant la guerre. Je pen- se par exemple à la nouvelle éco- le du cinéma italien.

Marcel Carné. Les adultes venaient déjà le mardi soir et les lycéens le jeudi après-midi. On était rattaché à la Fédéra- tion Française des Ciné-Clubs. L.P.P. : Pourquoi ce nom de ciné-club Jacques Becker ? P.B. : Car le réalisateur du film Casque d’or est décédé l’année de la création du ciné-club. On a eu assez vite une belle affluen- ce. Le public a pu découvrir les grands films italiens,OrsonWells ou le Dictateur de Charlie Cha- plin qui était pourtant sorti en 1947. On a aussi réussi à faire présenter les films par les élèves. On projetait bien sûr les ver- sions originales et la séance se terminait par un échange avec le public. Cette discussion était animée par les enseignants ou des amoureux du cinéma com- me Pierre Bichet. L.P.P. : Qui choisissait les films ? P.B. : Sur le plan de la distribu- tion, Pontarlier dépendait de la

L.P.P. : Que s’est-il passé à Pontar- lier ? P.B. : Le premier ciné-club a été créé vers 1947 par un cercle de gens aisés. Les films étaient pro- jetés au cinéma Central situé près du Café Français. Il appar- tenait aussi à Madame Fabri. L’expérience a duré deux ou trois ans et ce ciné-club était animé par le docteurVincent et un com- merçant. Avec mon épouse Simo- ne, on se rendait régulièrement aux rencontres du cinéma àMar- ly-le-Roy où des stages étaient organisés en présence de pro- fessionnels. La création du ciné- club Jacques Becker remonte à 1961. À l’époque, j’étais ensei- gnant en lettres au collège-lycée de la Gare. Ce qui a été fonda- mental, c’est d’avoir un provi- seur, M. Chagnard, très ouvert sur la culture. Il nous a très lar- gement aidés et très vite des gens nous ont encouragés. On bénéficiait aussi du soutien de l’inspecteur académique donc du Rectorat. Un comité provi- soire s’est créé. On s’est battu pour que les jeunes voient les films au cinéma et non sur un écran en salle de classe.À l’Olym- pia, la partie n’était pas forcé- ment gagnée car le personnel et les ouvreuses notamment ne voyaient pas le ciné-club d’un bon œil mais plutôt comme un manque à gagner. Heureuse- ment, Madame Fabri avait l’amour du beau cinéma et notamment des grands films américains en version sous-titrée. Il faut se rappeler qu’à l’époque, la seule salle de l’Olympia com- prenait 450 places sur deux niveaux. On projetait un seul film par semaine. La première séance du ciné-club s’est dérou- lée à l’automne 1961 avec la pro- jection des Visiteurs du Soir de

cinéphiles. Avec le ciné-club, on voyait chaque année une tren- taine de films. Comme on était très proche de la Suisse, on allait aussi à Lausanne où il y avait une belle cinémathèque tenue Freddy Buache qui récupérait tout ce qu’il pouvait rassembler, les bons films comme les navets. L.P.P. : Le début d’une longue colla- boration ? P.B. : En effet, la première ren- contre s’est déroulée sur deux jours au Central à Pontarlier en 1961.On peut parler d’une allian- ce franco-suisse car Freddy Buache s’était déplacé avec une centaine d’étudiants suisses pour voir les films japonais de Kenji Mizoguchi. Cet échange marque aussi la première rencontre avec le ciné-club du Val de Travers. À l’époque où l’on était accueilli à l’Olympia, le ciné-club louait la salle, le film et le projection- niste. L.P.P. : Comment sont nées les ren- contres internationales de cinéma ? P.B. : On s’est pris au défi de fai- re venir un grand réalisateur, en l’occurrence l’américain Jose- ph Losey qui vivait à Londres. À tout hasard, je lui ai écrit une lettre pour lui soumettre cette proposition. Beaucoup ont rigo- lé. On est resté plusieurs semaines sans nouvelle avant de recevoir une réponse positi- ve du réalisateur qui semblait intéressé par l’expérience. Il est venu en 1966 avec Bernard Blier pour une semaine de rencontre. Aussi surprenant que cela puis- se paraître, il appréciait de man- ger avec nous et les élèves. Sui- te à ce séjour dans leHaut-Doubs,

lycéens.

Joseph Losey souhaitait tour- ner la version cinématographique du livre La truite de RogerValois. Son projet se concrétisera 17 ans plus tard à Besançon.Au départ, il songeait tourner avec Brigit- te Bardot mais il a finalement choisi Isabelle Huppert. Pour la petite histoire, Pierre Jouille le régisseur a dû aller chercher des truites dans lesAlpes pour tour- ner la scène où l’actrice déclenche la ponte du poisson en passant la main sous son ventre. Les truites du Doubs avaient pon- du bien avant le tournage du film, d’où ce voyage dans les Alpes. Losey sera le premier cinéaste de renommée mondia- le à honorer de sa présence les rencontres internationales du ciné-club. L.P.P. : D’autres grands réalisateurs ont suivi son exemple ? P.B. : La liste est longue. On a eu la chance de connaître à Rome une dame responsable de la dis- tribution René Château qui s’ar- rangeait pour nous trouver l’in- tégrale des films de cinéastes italiens notamment. On a pu ainsi présenter les œuvres com- plètes de Rossellini,De Sica, Ros- si. Une de mes plus belles ren- contres reste Ettore Scola venu avec Marcello Mastroianni. La série italienne s’est terminée en 2004 avec Francesco Rossi. On a fait des trucs fabuleux avec Théo Angelopoulos ou Pier Pao- lo Pasolini même s’ils n’étaient pas présents. Je n’oublie pas les cinéastes français comme Ber- trand Tavernier, Robert Guédi- guian, Marcel Bluwal… Beau- coup de ces grands réalisateurs allaient aussi discuter avec les

L.P.P. : De beaux souvenirs donc ? P.B. : Impossible de ne pas évo- quer l’un de nos plus grands suc- cès quand on a reçu Schlöndorff qui venait tout juste de rem- porter la Palme d’or à Cannes avec Le Tambour. Ce qui nous a d’ailleurs posé un problème. Un ciné-club doit normalement attendre plusieurs années avec de diffuser un film. On ne pou- vait guère l’accueillir sans pro- jeter son chef-d’œuvre. Le salut est venu de son producteurAna- tole Dauman. On a bataillé pour le joindre et finalement j’ai pu lui poser la question. Il nous a alors proposé sa copie de Cannes. La renommée des rencontres s’est faite progressivement, au fur et à mesure qu’on tissait un réseau de relations très large dans le monde du cinéma. L.P.P. : Un temps révolu ? P.B. : Oui, je pense qu’aujourd’hui avec tout ce qui se passe, ce serait impossible de faire venir un grand réalisateur américain à Pontarlier. Songez qu’à l’arrivée de ces grands noms du cinéma en gare de Pontarlier, on les pro- menait en voiture en ville puis ils venaient partager un repas chez moi avec des amis avant de rencontrer le public. Je me sou- viens de la réaction de Kazan en voyant la banderole à son effi- gie qui était suspendue en tra- vers de la Grande rue. Comme il nous expliquait qu’il n’avait jamais eu droit à tant d’honneur aux États-Unis, on a fini par lui expédier par bateau la bande- role en question. n Propos recueillis par F.C.

région de Lyon où il y avait les grandes firmes américaines : Gaumont,War- ner, Paramount, Twentieth Cen- tury Fox… Quand les représentants de ces firmes venaient,Mada- me Fabri m’in- vitait. On sélec- tionnait ensemble des films populaires et du cinéma d’auteur. Au final, on conten- tait le grand public et les

“Quand on a reçu Schlöndorff.”

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