La Presse Pontissalienne 185 - Mars 2015

L’INTERVIEW DU MOIS

La Presse Pontissalienne n° 185 - Mars 2015

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POLITIQUE

Pascal Perrineau “Le Front National est entré dans la cour des grands”

À l’approche des élections départementales des 22 et 29 mars, le politologue Pascal Perrineau* explique l’inexorable montée du parti de Marine Le Pen qui compte sur l’actuelle vague bleu marine pour conquérir des cantons. Analyse du phénomène.

L La Presse Pontissalienne : Le Front Natio- nal est-il devenu, en 2015, un parti comme les autres ? Pascal Perrineau : Le F.N. est un parti qui vient de loin. Il est né en 1972, à l’époque, à partir de formations d’extrême droite, en particulier “Ordre nouveau”, qui rassem- blaient tout une série de thèmes caracté- ristiques de ce courant de pensée. Et avec le temps, il a connu une évolution sensible, pas en rupture totale avec ses fondements, mais en intégrant des éléments de cultu- re républicaine. Il suffit de comparer Jean- Marie Le Pen avec sa fille. En 1989, le père était très critique vis-à-vis de la célébra- tion du bicentenaire de la Révolution par exemple. Avec la fille, le ton est différent. Depuis 2011, Marine Le Pen a mis en pla- ce une véritable O.P.A. sur les éléments clés de cette culture républicaine avec par exemple la notion de laïcité, avec le rôle de la puissance publique comme puissance correctrice des inégalités sociales, etc. Le parti a récupéré ces thèmes, ce qui en fait un parti proche des autres, mais il y a par- fois un peu de manipulation. L.P.P. : Manipulation de ces thèmes républicains ? P.P. : Oui car sur la laïcité par exemple, le F.N. en a une lecture qui insiste surtout sur la question de l’islam. On choisit uni- quement l’islam et ses dérives dans les défis religieux qu’ils lancent à la laïcité. Enmême temps, et c’est nouveau, il y a l’incorporation de ces thèmes républicains dans une fibre républicaine classique. Marine Le Pen va défendre la laïcité en disant que la laïcité est aussi là pour défendre la place des femmes dans la société, ou celle des homo- sexuels. Tout cela est nouveau dans le F.N. L’autre élément du renouveau est bien sûr le renouvellement générationnel. Nombre d’hommes et de femmes du F.N. ne sont plus encombrés par les références intel- lectuelles et historiques de ceux qui entou- raient Jean-Marie Le Pen. Enfin, la stra- tégie de Marine Le Pen est beaucoup plus tournée vers les questions de pouvoir. Elle est prête à certaines concessions pour ten- ter de transformer le F.N. en parti qui ten- te d’intégrer la logique du pouvoir.

ce constitue un verrou dans un second temps. On le voit aussi dans les plus récents sondages d’opinion où une majorité de Fran- çais estiment encore que ce parti a avant tout com- me vocation le rassem- blement des votes d’opposition. L.P.P. :Il n’empêche qu’au regard des derniers scrutins, le F.N. est devenu le premier parti de France ! P.P. : C’est tout à fait nou- veau en effet. Ce parti était puissant mais il n’avait jamais acquis le statut de première force électorale de France. Je fais cette nuance entre parti, qui

“Le spectacle donné par les grands partis a nourri le F.N.”

compte des adhérents et des militants, et force électorale. Ensuite, au regard des der- nières législatives partielles et notamment celle du Doubs en février, le F.N. montre désormais sa capacité à éliminer réguliè- rement une des deux forces de gouverne- ment. Depuis peu, le Front National est rentré dans la cour des grands. L.P.P. : Les élections départementales reposent sou- vent plus sur les hommes et les femmes qui se pré- sentent que sur leur étiquette politique. Dans ce prochain scrutin, le F.N. peut-il malgré tout faire de bons scores ? P.P. : La donne a changé pour plusieurs rai- sons. D’abord le Front National a déjà mon- tré sa capacité à devenir un Front local. On l’avait déjà entrevu aux cantonales de 2011 où il avait fait des scores honorables. Cette année, on a un nouveau système élec- toral avec les binômes. L’effet “prime au sortant” devrait être par conséquent plus faible et le système de binômes fait que les partis classiques ont dû positionner des candidats pas forcément très connus, pas plus que ceux du F.N. Enfin, le F.N. est qua- siment présent dans tous les cantons cet- te année. Le Front National a donc tous les éléments pour perturber le système à l’occasion de ces élections départementales. L.P.P. : Pourquoi en France ce rejet des partis tra- ditionnels ne profite qu’au F.N. et pas à l’extrême gauche par exemple, contrairement à d’autres pays comme la Grèce ou l’Espagne ? P.P. : Il y a plusieurs raisons à la bonne san- té du F.N. Comme dans beaucoup de pays d’Europe, il y a la question identitaire qui est devenue très présente. Beaucoup d’électeurs se posent la question de leur identité nationale : qu’est-ce qu’être Fran- çais, Danois, Suédois, Suisse aujourd’hui ? Cette question a été ravivée par la globa- lisation. Deuxième élément : en France plus qu’ailleurs peut-être, les effets de la crise économique sont plus importants. Beau- coup de Français, notamment dans les milieux populaires, s’aperçoivent que le fait d’avoir “chassé” Nicolas Sarkozy du pou- voir en 2012 n’améliore pas le bilan éco- nomique de la France, qui est peut-être même encore pire aujourd’hui avec les socia- listes au pouvoir. Ajoutons à cela les effets de la crise politique : la force du F.N. est d’arriver à politiser le rejet de la politique par les Français. Cela, l’extrême gauche n’arrive pas à le faire car elle semble asso- ciée encore à la gauche et deuxièmement, elle n’arrive toujours pas à se remettre du discrédit qui pèse sur l’idée communiste

Pascal Perrineau est politologue, il est l’un des meilleurs analystes de la vie politique française, et particulièrement de l’extrême droite.

Bio express Jean-Pierre Gurtner Pascal Perrineau, né en 1950, est un politologue français et un spécialiste de sociologie électorale. Jusqu’en 2013, il a été directeur du C.E.V.I.P.O.F., le Centre de recherches politiques de Sciences Po Paris. Il est professeur des Universités à l’Institut d’études politiques de Paris où il a la charge de plusieurs cours sur le vote, l’analyse des comportements et des attitudes politiques, la science politique et l’extrême droite en France et en Europe. JIl est l’auteur de nombreux ouvrages et articles sur les comportements politiques, les élections, les idées politiques françaises.

L.P.P. : Le F.N. n’est plus un parti contestataire ? P.P. : Il l’est toujours. Depuis 40 ans, ce parti a été avant tout un parti d’opposition radicale, de protestation et de ruptu- re avec le système. Tous ces éléments se retrou- vent d’ailleurs dans son programme qui est plus un catalogue d’oppositions et de revendications en rupture avec le système qu’un programme de gou- vernement. C’est pour cela d’ailleurs que toute alliance du F.N. avec un autre parti est impossible. La sortie de l’euro, la pré- férence nationale, le retour de la peine de mort… Tous ces thèmes rendent difficile l’élaboration d’une pla- teforme de gouvernement. Le F.N. reste un parti pro- testataire, c’est d’ailleurs ce qui fait sa force et sa limite. Ce qui fait sa for-

depuis la chute du Mur de Berlin. En plus, la gauche de la gauche est extrêmement divisée donc difficilement audible. L.P.P. : Commente expliquez-vous l’impuissance des partis classiques à juguler la montée du F.N. ? P.P. : Non seulement le P.S. et l’U.M.P. n’ont pas la réponse, mais ils font la force du F.N. Car la force d’un parti vient aussi de la fai- blesse de ses adversaires. Depuis deux ans, l’U.M.P. se déchire dans des combats d’hommes et de stratégies et le Parti Socia- liste donne lui aussi le spectacle de ses divi- sions. On l’a vu encore récemment avec la loi Macron, les frondeurs, etc. Le spectacle donné par les grands partis de gouverne- ment a nourri quelque part la dynamique du F.N. Enfin, les grands partis sont actuel- lement impuissants face aux grandes pré- occupations des Français et la nouveauté, c’est que les Français s’aperçoivent que les réponses à ces questions ne dépendent plus entièrement de la puissance publique mais de la conjoncture internationale, de l’attitude des chefs d’entreprises, etc. Les gens se ren- dent compte que le pouvoir n’est plus aux mains de la puissance publique.

tous les sondages annoncent Marine Le Pen au second tour. Si tel est le cas, pensez-vous que les réactions seront semblables à celles de 2002 où la France était descendue dans la rue pour protester contre le F.N. ? P.P. : En 2017, on devrait assister à un choc, mais différent. En 2002, le P.S. avait été éliminé à quelques dizaines de milliers de voix près. En 2017, le F.N. devrait devan- cer le P.S. ou l’U.M.P. de plusieurs centaines de milliers et même millions de voix au pre- mier tour. Il y aura donc forcément un choc. Mais on sait aussi que le F.N. ne pourra pas faire grand-chose seul dans la pers- pective d’un second tour. Le F.N. est une puissance, mais une puissance solitaire. La question des alliances est donc la grande question pour l’avenir du F.N. Pour éviter ce scénario, il y a urgence que l’U.M.P. et le P.S. se reconstruisent avec des leaders incontestables et que ces partis cessent d’être introvertis et voués aux délices de leurs divisions. Propos recueillis par J.-F.H. *Pour en savoir plus : Pascal Perrineau - “La France au Front - Essai sur l’avenir du Front National” (Fayard 2014)

“Le Front National a tous les éléments pour perturber le système.”

L.P.P. : Si on se projette un peu plus loin : en 2017,

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