La Presse Bisontine 244 - Octobre 2022

4 L’interview du mois

La Presse Bisontine n°244 - Octobre 2022

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L’après-Covid vu par un philosophe

“il s’agit de reconstruire aujourd’hui une meilleure solidarité entre les individus” Professeur émérite de philosophie à l’Université de Besançon, Thierry Martin est le président du conseil d’orientation de l’Espace de Réflexion Éthique de Bourgogne-Franche-Comté qui vient de publier un passionnant ouvrage de réflexion sur la longue période de crise sanitaire que la France traverse depuis plus de deux ans. Éclairages.

L a Presse Bisontine : En tant que philosophe, que retenez-vous de cette période inédite que nous vivons depuis deux ans et demi ? Thierry Martin : Philosophiquement, ce qui m’a le plus marqué dans cette période, c’est à la fois l’aversion des gens à l’in certitude et la grande violence avec laquelle cette aversion s’est manifestée. De la part du public et du monde média tique. Depuis le début de la crise sani taire, les controverses scientifiques étaient présentées comme des polémiques et pas comme elles auraient dû l’être, c’est-à-dire des débats de scientifiques où chacun avançait et confrontaient leurs idées pour tenter de trouver des traite ments à ce nouveau fléau. Les débats tournaient invariablement en polémique comme si tout d’un coup le public et les médias découvraient que la science n’était pas de l’ordre de la certitude. D’où cette agressivité et la montée inexorable des complotismes sur les réseaux sociaux. Cette période aura été un grand facteur de fractures sociales et sociétales. L.P.B. : L’aversion à l’incertitude est un phénomène nouveau ?

manifestement pas à la mesure du choc qu’a créé cette crise sanitaire, il suffit de voir la situation dans laquelle étaient nos hôpitaux. Ensuite, quand les choses ont commencé à s’améliorer, on entendait souvent la volonté de revenir dans le monde d’avant mais j’affirme qu’il ne s’agit pas du tout de chercher à revenir dans le monde d’avant. On a appris avec cette crise le danger de l’impréparation, il s’agit de reconstruire aujourd’hui une meilleure solidarité entre les individus. On a aussi appris qu’il était nécessaire de se donner les moyens de mieux pren dre en charge tous les patients. Après ces deux ans de crise sanitaire, il est impératif de mettre à profit ce qu’on a vécu. L.P.B. : L’éthique a manqué pendant ces deux ans dans les décisions prises par nos dirigeants ? T.M. : C’est un autre enseignement à tirer de cette période en effet : l’éthique n’est pas quelque chose d’optionnel, elle doit accompagner en permanence l’activité médicale. On l’a vu au moment où les E.H.P.A.D. ont fermé, au moment où on a quasiment interdit les obsèques, tout cela a été très violent pour les familles. La pensée éthique était trop absente alors qu’elle doit en permanence accom pagner l’activité sanitaire. Si cela avait été le cas, des situations auraient été moins brutales. Quand le gouvernement a décidé d’instaurer le confinement, ce qui était nécessaire, on ne l’a pas assez accompagné par exemple pour les per sonnes qui ne pouvaient pas comprendre cette situation comme les personnes souffrant de troubles cognitifs ou de pathologies du genre Alzheimer. L.P.B. : Comme mettre à profit les leçons de cette période de pandémie ? T.M. : Cette période devrait contribuer d’abord à nous apprendre l’humilité et à nous faire comprendre que malgré les progrès de la science et des connaissances, nos pouvoirs restent malgré tout très limités. Est-ce que cette période nous a servi de leçon ? C’est la grande question et je ne suis pas sûr qu’on puisse l’espé rer… L.P.B. : Quels peuvent être les points d’amélio ration ? T.M. : Je pense par exemple qu’on devrait apprendre aux enfants, dès l’école, à vivre dans un contexte d’incertitude, que

T.M. : Non, c’est un phénomène très connu des économistes et des psychologues. La peur de l’inconnu est ancestrale mais là, elle s’est particulièrement manifestée dans le fait que beaucoup ont estimé que la science devait être de l’ordre du certain, alors que justement la science se penche sur ce qui est incertain. Ce qui m’a éga lement choqué pendant cette période, c’est de la part du public, cette ambiva

lence des réactions à l’égard du monde soi gnant. D’un côté on applaudissait les soi gnants et de l’autre, on voyait fleurir des affiches dénonçant telle infirmière qui rentrait chez elle accusée de ramener le virus dans l’immeuble. L.P.B. : Quels enseignements peut-on aujourd’hui tirer de cette période particulière ? T.M. : Le premier, c’est qu’on est particulière ment mal préparé à l’im prévu. Le système de santé français n’était

“Cette période aura été un grand facteur de fractures sociales et sociétales.”

thierry Martin est professeur émérite de philosophie, spécialisé dans l’histoire et la philosophie des probabilités et des statistiques.

ticulièrement violente pour eux, c’est bien démontré dans l’ouvrage. Le seul exemple des étudiants étrangers qui se sont retrouvés confinés dans un campus désert montre les difficultés psycholo giques que cette période a entraînées. S’est également rapidement mis en place un conflit entre les pro et les anti-vaccin et comme cela, tout une série de conflits se sont installés, dont on voit encore les séquelles aujourd’hui. L.P.B. : Il faut se préparer au pire ?… T.M. : Je n’affirme pas cela mais après les variants de Covid, pourquoi n’y aurait il pas de nouveaux virus (Covid-22, 23, etc.) ? Il suffit de discuter avec des méde cins pour prendre conscience de ces pos sibilités. C’est la raison pour laquelle il faut tenter de retenir toutes les leçons que nous a appris cette crise. L.P.B. : Le titre de l’ouvrage collectif dans lequel interviennent de nombreux scientifiques de la région s’intitule “Et maintenant ?”Alors, et main tenant, que faire ?… T.M. : Maintenant que cette crise sanitaire semble pour l’instant derrière nous, il ne s’agit pas d’oublier ce qu’on a vécu mais de le prendre en compte pour affron ter les futures crises de toutes sortes qui nous attendent, liées sans doute aussi

tout n’est pas programmé et program mable, plutôt que de tenter de toujours trouver des vérités absolues. L.P.B. : Ce ne serait pas un peu anxiogène ? T.M. : Justement pas. Ce qui est anxiogène, c’est plutôt quand survient un événement totalement inédit et qu’on n’est pas édu qué à cette forme d’incertitude. L.P.B. : L’ouvrage dénonce aussi un peu en filigrane les dérives et les revers de la mondialisation ?

T.M. : Il est évident que les relations d’interdé pendance à tous les niveaux ont fragilisé le système et que dès qu’un secteur de la planète va mal, le phénomène se diffuse dans le reste du monde. L.P.B. : Depuis mars 2020, on n’est pas que dans une crise sanitaire, mais sociétale ? T.M. : Exactement. Il y a eu notamment des frac tures générationnelles entre les vieux et les jeunes qu’on a accusés d’insouciance alors que cette période a été par

“On devrait apprendre aux enfants à vivre dans un contexte d’incertitude.”

Prochain rendez-vous de l’E.R.E.B.F.C. à Besançon le lundi 3 octobre de 9 heures à 17 h 30 à la M.S.H.E. Ledoux (1, rue Charles Nodier) sur le thème : “La Loi dE BioétHiquE 2021 SuR L’aSSiStaNCE MédiCaLE à La PRoCRéatioN” Renseignements au 03 80 29 31 56

L’ouvrage est édité aux Presses universitaires de Franche Comté.

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