La Presse Bisontine 207 - Mars 2019

L’INTERVIEW DU MOIS

La Presse Bisontine n°207 - Mars 2019

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SYNDICALISME

Laurent Berger, le leader de la C.F.D.T.

“Nous n’avons aucune leçon à recevoir des gilets jaunes” De passage à Besançon

L a Presse Bisontine :Dans le cadre de votre tour de France des fédé- rations régionales, vous étiez à Besançon au début du mois en visite chez Stanley. Pourquoi cette entreprise ? Laurent Berger : Toutes les semaines en effet, je vais à la rencontre des équipes syndicales sur le terrain. La section métallurgie du Doubs m’a proposé que ce soit chez Stanley, une belle entreprise de la place qui a connu récemment l’intégration du site Bost de Laissey.À cette occa- sion, il y a eu dans chez Stanley un réel accord social autour des ques- tions de déplacement notamment et à mes yeux, c’est un exemple à montrer. Tout ce qui relève de la qualité de vie au travail, donc de la performance des entreprises, est toujours à valoriser et à montrer en exemple. En cela, Stanley-Besan- çon est un modèle. L.P.B. : Ce tour des régions se fait dans un contexte particulier. Quand on vous dit que les gilets ont obtenu en un mois ce que les syndicalistes n’ont pas pu obtenir en dix ans, ça vous inspire quoi ? L.B. : Si je reprends l’exemple de Stanley, comment croyez-vous que ça se serait passé s’il n’y avait pas eu dans cette entreprise une vraie force syndicale ? On serait restés au niveau de la branche, il n’y aurait sans doute pas eu lamême attention sur le plan des conditions de travail. C’est dans ces moments-là que les entreprises et les salariés sont dans le réel. Parfois, dans le débat public, on est au contraire dans l’irréel avec une généralisation à tous crins, une absence de mesure assez effrayante… On est loin du vrai syndicalisme qui consiste à travail- ler les dossiers sur le fond. Quand en visite notamment à l’usine Stanley de la rue Jouchoux, le leader national de la C.F.D.T. livre son analyse de la crise sociale qui secoue le pays. Il juge sévèrement les gilets jaunes radicaux.

L.P.B. : Néanmoins, sans les gilets jaunes, les salariés n’auraient pas eu l’opportunité de recevoir une prime défiscalisée en début d’année… L.B. : Àma connaissance, aucun sala- rié appartenant à une entreprise de la branche métallurgie dans le Doubs n’a reçu une prime de 1 000 euros. Là où il y a des résul- tats, c’est là où les salariés ont dis- cuté, se sont mobilisés, encore une fois, comme ce qui s’est fait chez Stanley. Le syndicalisme est en effet quelque chose d’un peu laborieux, compliqué,mais il contribue souvent à faire avancer les choses. Sans vou- loir remonter trop loin, je rappelle que sans les syndicats, il n’y aurait jamais eu de Sécurité sociale par exemple. L.P.B. : Quel est votre regard sur l’évolution du mouvement des gilets jaunes, semaine après semaine ? L.B. : Ils sont dans une spirale mor- tifère. Sur la C.S.G. appliquée aux retraites, on n’a pas attendu les gilets jaunes pour faire des mani- festations, des pétitions, des actions, mais jamais on n’a été violents. Bien sûr que les syndicats ont leur auto- critique à faire, et que l’on doit s’in- terroger sur la proximité du mou- vement syndical avec le monde ouvrier en rendant plus visibles nos actions.Mais il faut juste savoir quelle démocratie on veut. Si c’est un rapport direct du peuple avec ses dirigeants, il n’est pas sûr que l’on vive dans un pays plus tolérant, plus ouvert et plus social. À mon sens, l’expression des gilets jaunes est une expression du “je”, pas du “nous”. L.P.B. : Qu’attendez-vous de l’issue de ce mouvement ? L.B. : Je n’ai pas dit que je ne sou- tenais pas la plupart des demandes, qui sont légitimes. Depuis que je suis présent dans des organisations syndicales, ce sont des causes que je défends. Et si les questions de justice fiscale, de justice sociale ne sont pas réellement traitées à l’issue de ce mouvement, le gouvernement aura échoué. Il faut impérativement qu’il comprenne que la société est épaisse, avec ses contradictions. Mais elle ne peut pas être le cumul des intérêts particuliers. Il faut donc écouter les représentants de toutes ses composantes. L.P.B. : En cela, le grand débat national est une bonne chose ? L.B. : Il est utile et c’est la raison pour laquelle la C.F.D.T. a décidé d’y participer et d’y prendre notre part. On a d’ailleurs fourni à nos militants un kit d’animation de débats. Mais nous y avons ajouté un cinquième thème qui n’aurait pas dû être absent : celui du pouvoir d’achat, ou plus précisément du pouvoir de vivre. Nous ferons donc

Laurent Berger a passé une journée à Besançon, notamment à l’usine Stanley de Besançon, le 7 février dernier.

reproche à une partie des gilets jaunes. Certains de nos salariés, et même de nos mili- tants ont d’ailleurs été agressés depuis le début du mouvement. Ce type de pratiques est le début du chaos démocra- tique. Personnel- lement, je ne veux pas être celui qui met de l’huile sur le feu. L.P.B. : On vous sent presque Macron-com- patible…

remonter toutes nos propositions au gouvernement d’ici la fin du débat. Ce grand débat est à mon sens un temps utile de démocratie participative. Il y a également la démocratie élective, mais entre les deux, il doit y avoir la démocratie sociale. C’est la raison pour laquelle les corps intermédiaires doivent garder toute leur place. L.P.B. :Vous avez même demandé un Gre- nelle social. Que recouvre ce énième Gre- nelle ? L.B. : On l’a appelé Grenelle comme on aurait pu l’appeler autrement. Il s’agit justement de remettre à plat tout ce qui concerne le pouvoir de vivre. Ce qui s’exprime aujourd’hui, c’est à la fois des ques- tions de pouvoir d’achat, de salaires, de fiscalité, d’accès au logement… Ce que nous appelons donc le pou- voir de vivre et qui doit être traité dans sa globalité. Dans ce pouvoir de vivre, on doit y trouver aussi les questions de mobilité, de transport. Pour un salarié qui vient travailler de Laissey à Besançon, ça lui coûte 200 euros supplémentaires par mois. Comment régler ce genre de questions ? Voilà de vrais débats à avoir. Il y a aussi la question de l’accès à la santé et aux services publics. Et l’accès à la considéra- tion… L.P.B. : Le malaise est donc profond ! L.B. : Bien sûr, il y a une vraie crise sociale, une crise écologique aussi dont on ne parle pas suffisamment. Et donc une crise démocratique. Car le pays est en train de se frac- turer. À partir du moment où quelqu’un ne pense pas comme soi, on est en train de tomber dans le totalitarisme. C’est bien ce que je

notre région ? L.B. : À l’échelle de la Bourgogne- Franche-Comté, la C.F.D.T. est aujourd’hui la première organisa- tion syndicale, public et privé confondus. En France, nous sommes premiers dans le secteur privé et encore second dans le secteur public. Mais en nombre de voix, la C.F.D.T. est première. L.P.B. : Ceci dit, le nombre de syndiqués en France reste très faible avec un taux de syndicalisation d’à peine 11 %… L.B. : Il faut aussi avoir en tête que la participation aux élections pro- fessionnelles est aux alentours de 50 %, et 65 % dans le privé. Je rap- pelle que le dernier député, élu à une élection législative partielle récente, l’a été avec 14 % des élec- teurs qui se sont déplacés aux urnes…Si on joue à ce jeu des com- paraisons, on va finir par prendre des balles. Bien sûr que le faible taux de syndicalisation est un pro- blème, mais il ne faut justement pas dans ce contexte délégitimer les syndicats en tant que corps intermédiaires. Le pays ne se résume pas à un homme. Il faut que nous soyons écoutés. À chaque fois, c’est donner la voix aux extré- mistes ou aux thèses complotistes qui fleurissent en ce moment. C’est aussi la raison pour laquelle les médias ont leur rôle à jouer. Dans ce contexte, les chaînes d’informa- tion continues ont fait un mal fou. Il faut faire très attention à ne pas démonétiser toutes les institutions. D’ici 2022, j’ai fixé comme objectif que nous gagnions 10%d’adhérents en plus. J’invite donc tout le monde à passer de la colère à l’engage- ment. n Propos recueillis par J.-F.H.

Bio express Laurent Berger est

l

né le 27 octobre 1968.

l Titulaire d’une maîtrise d’histoire de l’université de Nantes. général de la Jeunesse ouvrière chrétienne entre 1992 et 1994. salarié d’une association d’insertion à Saint-Nazaire, il y l Il sera secrétaire l Puis en tant que l En 1996, il devient permanent de l’union locale C.F.D.T. de Saint-Nazaire. l En 2009, il est élu à la Commission exécutive confédérale, instance dirigeante de la C.F.D.T. où il devient responsable du dossier T.P.E.-P.M.E. Il est élu secrétaire général de la C.F.D.T.le 28 novembre 2012 après la démission de François Chérèque. Il sera réélu en juin 2014 avec 98,31 %, puis en juin 2018, il est réélu avec 90 % des suffrages. Sous sa mandature, la C.F.D.T. devient le premier syndicat aux élections professionnelles dans le privé, puis public et privé confondus. l l crée une section syndicale C.F.D.T.

“Il faut juste remettre la politique à hauteur d’hommes.”

L.B. : Je n’ai jamais dit cela. Le seul sujet est l’amélioration de la vie courante. Des cadeaux ont été faits aux plus riches, avec des effets induits sur les plus fragiles (baisse des A.P.L., etc.). Il faut juste remet- tre de la justice fiscale dans ce pays. À la C.F.D.T., nous nous battons pour une contribution plus forte des hauts revenus, pour la taxation du capital et des dividendes ou pour la création d’une tranche en plus d’impôts pour les hauts reve- nus. C’est du concret. L’I.S.F., ce n’est qu’un symbole, un totem. Il faut juste remettre la politique à hauteur d’hommes. Supprimer l’I.S.F., peut-être, mais il ne faut pas chercher à être populaire, mais à être juste et cohérent. Il est évi- dent qu’on ne sortira pas de cette situation avec un référendum qui porterait uniquement sur les ques- tions institutionnelles.

je visite une entre- prise, j’ai toujours un carnet sur moi où je note tout ce que les salariés me disent, et toutes ces notes nourrissent nos positionne- ments, puis nos actions. Ce n’est donc pas aujourd’hui que l’on a découvert les vertus du débat. Sur ce point, nous n’avons aucune leçon à recevoir de personne, et notamment pas des gilets jaunes.

“L’I.S.F., ce n’est qu’un symbole, un totem.”

L.P.B. : Comment se porte la C.F.D.T. dans

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