La Presse Bisontine 199 - Juin 2018

L’INTERVIEW DU MOIS

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SANTÉ

Le professeur Régis Aubry

“Je ne souhaite pas une société qui exclue les gens qui ne sont pas dans la norme”

Membre du comité consultatif national d’éthique (C.C.N.E.), le Professeur bisontin Régis Aubry met avec ses collègues la dernière touche à l’avis qui sera rendu à l’issue des états généraux de la bioéthique. En parallèle, le comité vient de sortir un plai- doyer sur la prise en charge du ieillisse- ment. Autant de sujets sensibles dont le gouvernement pourrait s’emparer bientôt.

L a Presse Bisontine : Les états généraux de la bioéthique ouverts par le gouvernement en début d’année et animés par le C.C.N.E. dont vous êtes membre viennent de se terminer. Que faut-il en retenir ? Professeur Régis Aubry : Le gouver- nement a souhaité que l’on débat- te de toutes les questions éthiques, sans exclusive, jusqu’à la question de l’intelligence artificielle, ainsi que les questions “classiques” rela- tives à la fin de vie, la procréation médicalement assistée (P.M.A.), la grossesse pour autrui (G.P.A.), etc. Pour animer ces états généraux, nous nous sommes appuyés sur tous les espaces de réflexion bioé- thique dans les régions, dont celui de Bourgogne-Franche-Comté dont je suis le directeur. Ici en région, on a notamment travaillé sur les thèmes du don d’organes et de la fin de vie à travers des débats publics. Parallèlement, le C.C.N.E. a auditionné, sans exclusive, des dizaines d’associations, de groupes de pression, de sociétés savantes afin de recueillir leur position. En troisième lieu, un site Internet a été créé pour que les citoyens puis- sent s’exprimer librement sur ces questions. Et enfin, un comité citoyen d’une vingtaine de per- sonnes a été créé pour auditionner toutes les personnes qu’elles sou- haitaient. Le rapport que le C.C.N.E. s’apprête à rendre d’ici une quin- zaine de jours est la synthèse de ces quatre dispositifs et, pour conclu- re, le C.C.N.E. rendra un avis d’ici le mois de juillet. Au final, ce rap-

demandé. Mais il doit y avoir ensuite un projet de loi émanant du gouvernement. La loi est cen- sée évoluer et si elle n’évolue pas, on saura expliquer pourquoi. Sur les grands sujets sociétaux com- me la fin de vie, la P.M.A. ou la G.P.A., est-ce qu’au motif que des législations autour de nous ont évolué il faudra évoluer égale- ment ? Est-ce que le fait que des Français aillent par exemple à l’étranger pour mettre fin à leur vie doit faire évoluer la loi en France ? C’est à ces questions que le gouvernement devra répondre. Une chose est sûre : le droit est vivant, il évoluera forcément, la question à laquelle il faudra répondre étant quelle société vou- lons-nous pour demain ? Un pro- jet de loi devrait arriver au Par- lement avant la fin de l’année. Le C.C.N.E. veillera à ce que ce rap- port ait des suites. L.P.B. : Et à la question de savoir quel- le société voulons-nous pour demain, que répondez-vous personnellement ? R.A. : Je ne souhaiterais pas que notre société n’ait comme valeur que l’utilitarisme. Je ne souhai- te pas une société qui exclue les gens qui ne sont pas dans la nor- me : les personnes les plus vul- nérables, les vieux, les handica- pés…Une société est riche de ses différences, il ne faut pas trop avoir de normes. Mais j’avoue que plus j’avance en âge et en expé- rience et plus je suis imprégné de questions, et moins de réponses… L.P.B. : En parallèle de ces états géné- raux, vous étiez le rapporteur d’un avis sur les enjeux éthiques du vieillisse- ment, qui vient d’être publié. Un rap- port sévère sur la question. Est-ce qu’on maltraite nos “vieux” dans ce pays ? R.A. : Quel est le fondement éthique d’un système de santé qui abou- tit à la concentration des per- sonnes âgées les plus vulnérables dans des lieux où elles n’ont pas choisi d’aller ? Au motif d’un désir de sécurité, on est arrivé à un sys- tème de contrainte qui prive ces personnes de liberté. On parle même de ghettoïsation des per- sonnes âgées qui contribue à une vraie souffrance de ces personnes. L.P.B. : Le constat est sévère. Vous avez des statistiques à ce sujet ? R.A. : 40 % des personnes résidant dans un E.H.P.A.D. présentent des signes de dépression. Par ailleurs, la France détient le record

En tant que membre du comité consultatif national d’éthique, le Professeur Régis Aubry a participé au rapport qui sera rendu courant juin au Parlement.

du taux de suicide des personnes âgées avant une entrée en E.H.P.A.D. Le vrai problème est qu’en France il n’existe que très peu d’alternatives à l’E.H.P.A.D. De notre point de vue, il y a un déni social du vieillissement. 80 % des personnes âgées souhaitent rester à leur domicile. La raison pour laquelle c’est souvent impos- sible, c’est la difficulté qu’ont les aidants à s’occuper de ces per- sonnes devenues dépendantes. L.P.B. : Quelles solutions préconisez- vous pour améliorer les choses ? R.A. : Il faut songer à instaurer une aide aux aidants, un droit de répit. Le deuxième facteur limi- tant concerne les aides à domici- le qui sont souvent des profes- sionnels qu’on envoie au casse-pipe car on les paye mal et on les for- me mal. Il y aurait là tout un vivier d’emplois à condition qu’on accompagne correctement ces per- sonnes. Autre forme de réflexion qui commence à peine à émerger : les dynamiques inter- générationnelles dans les loge- ments, les résidences-services, la silver économie, la robotique, la domotique… Et pourquoi ne pas intégrer dans la politique natio- nale du logement un volet héber- gement des personnes âgées ? Le deuxième grand volet de propo- sitions concerne le développement de nouvelles formes de solidari- té avec la création éventuelle d’un 5ème risque pour la Sécurité socia- le. Le gouvernement évoque déjà

la création d’un deuxième jour de solidarité pour les per- sonnes âgées. On n’aura sans doute pas le choix. L.P.B. : Au-delà des E.H.P.A.D., nos anciens ne sont pas assez considérés ? R.A. : Être âgé, ce n’est pas perdre, c’est jus- te ralentir. Oui, il y a une ségré- gation dans l’ac- cès aux traite- ments et aux soins en ce qui

tion de la parole et de l’écoute. Dans quelle mesure dans un contexte de tension lié à l’urgen- ce, notre système de santé est adapté à une réalité qu’il n’a pas pensée ? Ces temporalités qui se croisent posent la vraie question. L.P.B. : Quel regard portez-vous sur l’ac- tuel gouvernement notamment en matiè- re de santé ? R.A. : Ce gouvernement a un posi- tionnement clairement libéral mais ce qui me rassure pour l’ins- tant, c’est qu’on est dans un vrai fonctionnement démocratique. Et la ministre de la Santé semble sensible aux questions que l’on travaille actuellement. L.P.B. : Vous aviez été le suppléant de la députée sortante Barbara Romagnan lors des dernières élections législatives. Cette parenthèse politique est termi- née ? R.A. : Cet engagement auprès d’el- le était d’abord lié à la crainte que j’avais de voir les populismes s’em- parer de notre société. J’appré- ciais aussi l’impertinence perti- nente de cette élue. Maintenant, je reste un homme libre de pen- sée. Un des enjeux de la politique comme de la fonction soignante est de tenter de résister à la pres- sion normative et à la pensée tou- te faite, au prêt-à-penser. Je reven- dique souvent le fait de ne pas avoir de positions tranchées. Il ne faut jamais confondre des convic- tions avec des certitudes. n Propos recueillis par J.-F.H.

Bio express

l Régis Aubry a 60 ans, il est responsable du pôle gériatrie et soins palliatifs au C.H.U. de Besançon l 1985: il passe sa thèse de doctorat à la faculté de médecine de Reims l 1986-1997: médecin généraliste à Fougerolles (Haute-Saône) l 2003-2005: président de la Société française d’accompagnement et soins palliatifs (S.F.A.P.). Il participe à l’élaboration de la loi du 22 avril 2005 sur la fin de vie, dite loi Leonetti. 2005: chef du département douleur et soins palliatifs du C.H.U. de Besançon, qui compte 15 lits. l plan national de développement des soins palliatifs l 2009: décoré de la Légion d’honneur. l 2010: président de l’Observatoire national de la fin de vie l 2012: membre du Comité consultatif national d’éthique (C.C.N.E.) l 1997: médecin hospitalier au C.H.U. de Besançon l 2006: chargé du

“Le critère de performance de la médecine sera de prendre son temps.”

port et cet avis serviront au gou- vernement à fai- re évoluer la loi… ou pas. Il était impératif que sur ces questions où on sait qu’on ne sait pas de consulter large- ment les citoyens. Ces états géné- raux ont été un temps démocra- tique inédit. L.P.B. : Y a-t-il un risque que ces mois de travail n’aboutis- sent à rien ? R.A. : Les parle- mentaires peu- vent très bien en effet s’asseoir sur le travail qu’ils ont eu même

“Il y a un déni social du vieillissement.”

concerne les personnes âgées. C’est évidemment une question de moyens humains et financiers. On s’est aperçu que certaines per- sonnes, du fait de leur lenteur, ne se déshabillaient même plus lors de consultations chez leur méde- cin. Et que par conséquent, le médecin passe parfois à côté de graves maladies. Le futur critè- re de performance de la médeci- ne sera de prendre son temps. C’est un inversement complet de raisonnement. L.P.B. : Que vous inspire la triste “affai- re Naomi” suite au décès de cette jeu- ne femme que les urgences n’ont pas prise au sérieux ? R.A. : Cette affaire pose la ques-

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