La Presse Bisontine 164 - Avril 2015

L’INTERVIEW DU MOIS

La Presse Bisontine n° 164 - Avril 2015

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POLITIQUE

Pascal Perrineau “Le Front National est entré dans la cour des grands”

À l’approche des élections départementales des 22 et 29 mars, le politologue Pascal Perrineau* explique l’inexorable montée du parti de Marine Le Pen qui compte sur l’actuelle vague bleu marine pour conquérir des cantons. Analyse du phénomène.

L a Presse Bisontine : Le Front National est-il devenu, en 2015, un parti comme les autres ? Pascal Perrineau : Le F.N. est un parti qui vient de loin. Il est né en 1972, à l’époque, à partir de formations d’extrême droite, en particulier “Ordre nouveau”, qui rassem- blaient tout une série de thèmes caracté- ristiques de ce courant de pensée. Et avec le temps, il a connu une évolution sensible, pas en rupture totale avec ses fondements, mais en intégrant des éléments de cultu- re républicaine. Il suffit de comparer Jean- Marie Le Pen avec sa fille. En 1989, le père était très critique vis-à-vis de la célébra- tion du bicentenaire de la Révolution par exemple. Avec la fille, le ton est différent. Depuis 2011, Marine Le Pen a mis en pla- ce une véritable O.P.A. sur les éléments clés de cette culture républicaine avec par exemple la notion de laïcité, avec le rôle de la puissance publique comme puissance correctrice des inégalités sociales, etc. Le parti a récupéré ces thèmes, ce qui en fait un parti proche des autres, mais il y a par- fois un peu de manipulation. L.P.B. : Manipulation de ces thèmes républicains ? P.P. : Oui car sur la laïcité par exemple, le F.N. en a une lecture qui insiste surtout sur la question de l’islam. On choisit uni- quement l’islam et ses dérives dans les défis religieux qu’ils lancent à la laïcité. En même temps, et c’est nouveau, il y a l’incorporation de ces thèmes républicains dans une fibre républicaine classique.Mari- ne Le Pen va défendre la laïcité en disant que la laïcité est aussi là pour défendre la place des femmes dans la société, ou celle des homosexuels. Tout cela est nouveau dans le F.N. L’autre élément du renouveau est bien sûr le renouvellement généra- tionnel. Nombre d’hommes et de femmes du F.N. ne sont plus encombrés par les réfé- rences intellectuelles et historiques de ceux qui entouraient Jean-Marie Le Pen. Enfin, la stratégie de Marine Le Pen est beau- coup plus tournée vers les questions de pouvoir. Elle est prête à certaines conces- sions pour tenter de transformer le F.N. en parti qui tente d’intégrer la logique du pou- voir. L.P.B. : Le F.N. n’est plus un parti contestataire ? P.P. : Il l’est toujours. Depuis 40 ans, ce par- ti a été avant tout un parti d’opposition radicale, de protestation et de rupture avec le système. Tous ces éléments se retrou-

blement des votes d’opposition.

L.P.B. : Il n’empêche qu’au regard des derniers scrutins, le F.N. est devenu le premier parti de France ! P.P. : C’est tout à fait nouveau en effet. Ce parti était puis- sant mais il n’avait jamais acquis le statut de première force électorale de France. Je fais cette nuance entre parti, qui compte des adhérents et des militants, et force électo- rale. Ensuite, au regard des dernières législatives partielles et notamment celle du Doubs en février, le F.N.montre désor- mais sa capacité à éliminer régulièrement une des deux forces de gouvernement. Depuis peu, le Front National est rentré dans la cour des grands. L.P.B. : Les élections départementales reposent souvent plus sur les hommes et les femmes qui se présentent que sur leur étiquette politique. Dans ce prochain scrutin, le F.N. peut-il malgré tout fai- re de bons scores ? P.P. : La donne a changé pour plusieurs rai- sons. D’abord le Front National a déjà mon- tré sa capacité à devenir un Front local. On l’avait déjà entrevu aux cantonales de 2011 où il avait fait des scores honorables. Cette année, on a un nouveau système élec- toral avec les binômes. L’effet “prime au sortant” devrait être par conséquent plus faible et le système de binômes fait que les partis classiques ont dû positionner des candidats pas forcément très connus, pas plus que ceux du F.N. Enfin, le F.N. est qua- siment présent dans tous les cantons cet- te année. Le Front National a donc tous les éléments pour perturber le système à l’occasion de ces élections départementales. L.P.B. : Pourquoi en France ce rejet des partis tra- ditionnels ne profite qu’au F.N. et pas à l’extrême gauche par exemple, contrairement à d’autres pays comme la Grèce ou l’Espagne ? P.P. : Il y a plusieurs raisons à la bonne san- té du F.N. Comme dans beaucoup de pays d’Europe, il y a la question identitaire qui est devenue très présente. Beaucoup d’électeurs se posent la question de leur identité nationale : qu’est-ce qu’être Fran- çais, Danois, Suédois, Suisse aujourd’hui ? Cette question a été ravivée par la globa- lisation. Deuxième élément : en France plus qu’ailleurs peut-être, les effets de la crise économique sont plus importants. Beaucoup de Français, notamment dans les milieux populaires, s’aperçoivent que le fait d’avoir “chassé” Nicolas Sarkozy du pouvoir en 2012 n’améliore pas le bilan économique de la France, qui est peut-être même encore pire aujourd’hui avec les socialistes au pouvoir. Ajoutons à cela les effets de la crise politique : la force du F.N. est d’arriver à politiser le rejet de la poli- tique par les Français. Cela, l’extrême gauche n’arrive pas à le faire car elle semble associée encore à la gauche et deuxième- ment, elle n’arrive toujours pas à se remettre du discrédit qui pèse sur l’idée commu- niste depuis la chute du Mur de Berlin. En plus, la gauche de la gauche est extrême- ment divisée donc difficilement audible. L.P.B. : Commente expliquez-vous l’impuissance des partis classiques à juguler la montée du F.N. ? P.P. : Non seulement le P.S. et l’U.M.P. n’ont pas la réponse, mais ils font la force du F.N. Car la force d’un parti vient aussi de la faiblesse de ses adversaires. Depuis deux “Le spectacle donné par les grands partis a nourri le F.N.”

Pascal Perrineau est politologue, il est l’un des meilleurs analystes de la vie politique française, et particulièrement de l’extrême droite.

ans, l’U.M.P. se déchire dans des combats d’hommes et de stratégies et le Parti Socia- liste donne lui aussi le spectacle de ses divisions. On l’a vu encore récemment avec la loi Macron, les frondeurs, etc. Le spec- tacle donné par les grands partis de gou- vernement a nourri quelque part la dyna- mique du F.N. Enfin, les grands partis sont actuellement impuissants face aux grandes préoccupations des Français et la nou- veauté, c’est que les Français s’aperçoivent que les réponses à ces questions ne dépen- dent plus entièrement de la puissance publique mais de la conjoncture interna- tionale, de l’attitude des chefs d’entreprises, etc. Les gens se rendent compte que le pou- voir n’est plus aux mains de la puissance publique. L.P.B. : Si on se projette un peu plus loin : en 2017, tous les sondages annoncent Marine Le Pen au second tour. Si tel est le cas, pensez-vous que les réactions seront semblables à celles de 2002 où la France était descendue dans la rue pour pro- tester contre le F.N. ? P.P. : En 2017, on devrait assister à un choc, mais différent. En 2002, le P.S. avait été

éliminé à quelques dizaines de milliers de voix près. En 2017, le F.N. devrait devan- cer le P.S. ou l’U.M.P. de plusieurs centaines de milliers et même millions de voix au premier tour. Il y aura donc forcément un choc. Mais on sait aussi que le F.N. ne pour- ra pas faire grand-chose seul dans la pers- pective d’un second tour. Le F.N. est une puissance, mais une puissance solitaire. La question des alliances est donc la gran- de question pour l’avenir du F.N. Pour évi- ter ce scénario, il y a urgence que l’U.M.P. et le P.S. se reconstruisent avec des lea- ders incontestables et que ces partis ces- sent d’être introvertis et voués aux délices de leurs divisions. Propos recueillis par J.-F.H. Pour en savoir plus : Pascal Perrineau “La France au Front - Essai sur l’avenir du Front National” (Fayard 2014)

vent d’ailleurs dans son pro- gramme qui est plus un cata- logue d’oppositions et de revendications en rupture avec le système qu’un pro- gramme de gouvernement. C’est pour cela d’ailleurs que toute alliance du F.N. avec un autre parti est impos- sible. La sortie de l’euro, la préférence nationale, le retour de la peine de mort… Tous ces thèmes rendent dif- ficile l’élaboration d’une pla- teforme de gouvernement. Le F.N. reste un parti pro- testataire, c’est d’ailleurs ce qui fait sa force et sa limi- te. Ce qui fait sa force consti- tue un verrou dans un second temps. On le voit aussi dans les plus récents sondages d’opinion où une majorité de Français estiment encore que ce parti a avant tout comme vocation le rassem-

Bio express Pascal Perrineau, né en 1950, est un politologue français et un spécialiste de sociologie électorale. Jusqu’en 2013, il a été directeur du C.E.V.I.P.O.F., le Centre de recherches politiques de Sciences Po Paris. Il est professeur des Universités à l’Institut d’études politiques de Paris où il a la charge de plusieurs cours sur le vote, l’analyse des comportements et des attitudes politiques, la science politique et l’extrême droite en France et en Europe. Il est l’auteur de nombreux ouvrages et articles sur les comportements politiques, les élections, les idées politiques françaises.

“Le Front National

a tous les éléments pour perturber le système.”

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