La Presse Bisontine 163 - Mars 2015

ÉCONOMIE

La Presse Bisontine n° 163 - Mars 2015

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ÉCONOMIE Abolition du plafond Explosion du franc suisse : une fausse bonne nouvelle La décision de la Banque Nationale Suisse d’abolir le plafonnement du franc suisse bouleverse et déstabili- se les rapports transfrontaliers en matière d’emploi et d’économie. Les frontaliers gagnent plus, certes. Faut-il s’en réjouir pour autant ?

ponsable de l’entreprise F.K.G. Den- taire de La Chaux-de-Fonds, Thierry Rouiller : “Cette annonce constitue une catastrophe, c’est même de l’incons- cience” a-t-il déclaré. Pour tenter de contrecarrer cette décision-couperet, certains patrons suisses ont même évo- qué la possibilité de baisser les salaires des travailleurs frontaliers. C’est notam- ment le cas de la société Dixi au Locle. “J’ai lancé cette idée comme un ballon d’essai” s’est justifié le patron de Dixi, estimant que la décision de la banque suisse “a entraîné une profonde dis- crimination vis-à-vis des travailleurs résidant en Suisse.” Une discrimina- tion qu’il faudrait “absolument corri- ger.” Ce genre de propos a immédia- tement été balayé par les syndicats suisses. “Toute décision tendant à bais- ser les salaires des seuls frontaliers serait illégale” tranche l’Amicale des frontaliers. Trois semaines après cette décision surprise de la Banque Nationale Suis- se, il est évidemment prématuré de tirer les enseignements à long terme de ce séisme qui a secoué la Suisse et plus particulièrement l’Arc jurassien. Les taux du franc suisse peuvent retrou- ver un cours plus “normal”, tout com- me ils peuvent encore grimper. “Cer- tains économistes disent que le cours peut monter jusqu’à 1 franc suisse pour 0,70 euro” note Jean-François Besson. Du côté des entreprises suisses, per- sonne n’ose imaginer ce scénario. J.-F.H.

te. Lié à l’euro, le franc suisse risquait alors d’être trop sous-évalué” explique de son côté Alain Marguet, le prési- dent de l’Amicale des frontaliers. Si ce déplafonnement du taux de chan- ge a un impact direct sur le pouvoir d’achat des frontaliers, il est sans dou- te nécessaire de raisonner à plus long terme. Pour beaucoup, c’est une faus- se bonne nouvelle. “C’est même une mauvaise nouvelle pour la garantie de l’emploi” estime Alain Marguet. Sur la bande frontalière, des entreprises ont d’ailleurs procédé à des licencie- ments quelques jours après la décision de la Banque Nationale. Parmi elles, la société Petitjean aux Brenets (can- ton de Neuchâtel). D’autres grandes manufactures prévoient un allégement de leur effectif. Selon nos informations, Jaeger-LeCoultre en vallée de Joux aurait commencé à se séparer de ses travailleurs temporaires qui sont au nombre de 300, soit un quart de l’ef- fectif global. L’horlogerie, comme toutes les branches industrielles exportatrices de Suisse, est forcément touchée par cette décision. Les milieux économiques suisses ne se sont d’ailleurs pas privés de condam- ner cette décision qui a même été qua- lifiée de “tsunami” par Nick Hayek, le big boss du groupe horloger Swatch. Pour le directeur de l’office du touris- me du canton de Vaud Andreas Ban- holzer, “c’est une catastrophe pour le tourisme.” Même son de cloche recueilli dans les journaux suisses par le res-

s’est donc faite du jour au lendemain. Si l’on prend un peu de recul, l’envo- lée du franc suisse est encore plus spec- taculaire. “Pour un salaire de 6 000 francs suisses, un travailleur fron- talier perçoit donc désormais près de 6 000 euros. En 2008, et ce n’est pas si lointain, pour un même salaire de 6 000 francs suisses, l’équivalent en euros était de 3 750 euros” illustre Jean- François Besson, secrétaire général du Groupement Transfrontalier Européen. Pour comprendre ces écarts, il n’est pas inutile de revenir sur la décision récente de la Banque Nationale Suis- se. Selon l’organisme bancaire, l’in- troduction du cours plancher en 2011 avait eu lieu dans une période d’ex- trême surévaluation du franc et de très forte incertitude sur les marchés finan- ciers. Cette mesure exceptionnelle et temporaire a préservé l’économie suis- se de graves dommages. Mais partant du constat que les disparités entre les politiques monétaires menées dans les principales zones monétaires ont for- tement augmenté ces derniers temps et qu’elles pourraient encore s’accen- tuer, la banque helvétique est parve- nue à la conclusion qu’il n’est plus jus- tifié de maintenir le cours plancher. “Depuis septembre 2011, la B.N.S. rache- tait des devises pour essayer de main- tenir un taux plancher qui ne pénali- se pas les exportations suisses. Mais les Suisses ont eu peur que le dollar s’envole par rapport à l’euro et donc peur de ne pas pouvoir remonter la pen-

D u jour au lendemain, les tra- vailleurs frontaliers ont vu leur salaire augmenter de 20 %. La conséquence indi- recte d’une décision prise en haut lieu par la Banque Nationale Suisse. Le 15 janvier, l’organisme financier a déci- dé d’abandonner le cours plancher de 1,20 franc suisse pour 1 euro qu’elle avait établi en septembre 2011 pour

lutter contre l’appréciation de la devi- se helvétique. Si en décembre 2014 un travailleur frontalier percevait 3 300 euros en touchant un salaire de 4 000 francs suisses, il a touché unmois plus tard 4 000 euros pour le même salaire de 4 000 francs suisses par le simple jeu du taux de change. Ou com- ment gagner plus sans travailler plus… Cette augmentation du pouvoir d’achat

Des entreprises comme Dixi au Locle avaient déjà proposé de baisser les salaires des frontaliers.

RÉACTION

Jean-François Besson “Ce phénomène crée trop de déséquilibres” Le secrétaire général du Groupement Transfrontalier Européen relativise largement l’euphorie des premiers temps née du taux de change particulièrement favorable aux travailleurs frontaliers.

Jean-François Besson est le secrétaire général du Groupement Transfrontalier Européen (photo G.T.E.).

L a Presse Bisontine :En tant que défenseur des intérêts des fron- taliers, cette abolition du pla- fond est-elle une bonne nouvelle pour les frontaliers ? Jean-François Besson : C’est indé- niablement une bonne nouvelle à court terme pour les fronta- liers qui voient leur pouvoir d’achat bondir de 20 % du jour au lendemain. ais derrière cet effet d’aubaine, il y a de vraies questions. Tous les frontaliers avec qui je parle de cette ques- tion se demandent ce qui va se passer et craignent que ce taux de change ne mette en péril une partie de l’économie suisse, et donc leur emploi. ien sûr, cer- tains disent “ça va payer mes vacances”, mais derrière, il y a une véritable inquiétude.Main- tenant, bien malin qui pourra

peuvent s’inverser très vite. Les anciens frontaliers ont conscien- ce de ces fluctuations, les nou- veaux, moins, car ils n’ont pas le recul nécessaire. Il suffirait aussi que l’euro reparte pour que les choses changent. i l’éco- nomie repart en Europe, il y aura forcément un réajuste- ment. Tout cela fait partie du risque du frontalier.On conseille donc aux frontaliers de ne pas s’endetter plus que nécessaire et de mettre de côté. L.P.B. : Comment réagissez-vous par rapport à la volonté affichée par quelques patrons de baisser les salaires des pendulaires ? J.-F.B. : À chaque fois, on a droit à ce genre de discours.Tout cela fait beaucoup de bruit pour pas grand-chose. Cette histoire de

moins compétitifs à cause du franc fort. L.P.B. : Cette récente décision de la Banque Nationale peut-elle conduire à des licenciements en masse ? J.-F.B. : C’est difficile à dire. Pour une entreprise dont l’activité est plus tendue en ce moment, ça peut clairement faire bascu- ler la décision de se séparer d’une partie de son personnel. Dans l’horlogerie notamment où on est dans une période un peu plus tendue, certes après trois ans de quasi-euphorie. L.P.B. : Quels conseils donnez-vous à vos adhérents ? J.-F.B. : Des conseils de pruden- ce, surtout sur leurs engage- ments financiers. l faut bien avoir conscience que les choses

dire si ça va durer.Une chose est sûre : on peut d’ores et déjà dire que ce n’est pas une bonne nou- velle pour l’économie suisse. L.P.B. : Il y a de vrais risques de dévis- sage ? J.-F.B. : Depuis quelques années, l’économie suisse était sous un ciel bleu azur. Plusieurs facteurs sont venus assombrir ce ciel. La votation du 9 février 2014 sur la libre circulation, la fiscalité des entreprises qui a été aug- mentée récemment et ce franc suisse devenu tout à coup plus fort.Aujourd’hui, une entrepri- se étrangère qui veut venir s’im- planter en Suisse va y regarder à deux fois. Elle va voir qu’elle paiera plus d’impôts, qu’elle ne pourra pas embaucher qui elle veut et que ses produits seront

taux de change est d’ailleurs un peu perverse parce qu’on s’aper- çoit que dans beaucoup d’en- treprises, les frontaliers n’ont pas été augmentés justement à cause des variations favorables du taux de change. Dans le temps, tout cela risque de pro- voquer un vrai décalage dans les salaires entre un travailleur suisse et un frontalier. L’autre effet pervers, c’est que le taux de change remet un peu plus de tensions dans les entreprises et même côté français d’ailleurs où on stigmatise les frontaliers. On n’avait pas besoin de cela.

L.P.B. :Pour le commerce en revanche, c’est tout bénéfice ? J.-F.B. : Côté suisse, c’est une catastrophe évidemment. Et même si côté français, les com- merces bénéficient de l’attrait de l’euro, si on prend un peu de hauteur, ces coups de boutoir ne sont pas bons pour la région. Dans un an,si le balancier repart dans l’autre sens, on risque d’as- sister à des licenciements dans les commerces français. Ce phé- nomène crée trop de déséqui- libres. Propos recueillis parr J.-F.H.

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