La Presse Bisontine 111 - Juin 2010

ÉCONOMIE

La Presse Bisontine n° 111 - Juin 2010

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HORLOGERIE

Un grand patron bisontin “Nous étions tombés dans une euphorie excessive”

Le Bisontin François Thiébaud est un des rares Français à diriger une entreprise horlogère en Suisse. Depuis 1996, il préside aux destinées de la marque Tissot. Il fait partie du cercle très fermé du directoire du Swatch Group, premier groupe horloger mondial, avec un portefeuille de 20 marques et près de 25 000 collaborateurs dans le monde.

Chaque année, plus de 2,5 millions de montres transitent par

le siège de l’entreprise Tissot, basé au Locle. Une des plus

importantes plateformes logistiques de l’horlogerie suisse.

L.P.B. : La production ne se fait pas dans le canton de Neuchâtel parce les salaires sont plus bas au Tessin ou dans le Jura ? F.T. : Pour unemain-d’œuvre non qua- lifiée, au 1 er janvier 2010, les salaires minimaux sont de 2 500 F.S. auTes- sin, 3 183 F.S. dans le Jura et 3 500 dans le canton de Neuchâtel. L.P.B. :Comment se présente l’année 2010 ? F.T. : C’est très bien parti pour nous avec une progression supérieure à 20 %. Pour l’horlogerie en général, ça semble aller mieux aussi. L.P.B. : L’horlogerie sort donc de la crise ? F.T. : La crise est apparue fin 2008 et depuis, l’horlogerie a connu 14 mois de baisse. Pour les grosses com- mandes (Noël 2008, Noël 2009), les entreprises ont puisé dans leurs stocks et aujourd’hui, on assiste à la reconstitution de ces stocks. C’est cela qui génère cette légère reprise. À fin mars 2010, on pensait arriver au niveau des années 2006-2007. L’horlogerie en général va retrouver un niveau comparable à 2008. L.P.B. : Et le Swatch Group qui représente environ 30 % de l’horlogerie suisse ? F.T. : Le groupe s’en est plutôt mieux tiré. En 2009, le groupe était en bais- se de 7,7 % pour l’horloegerie par rapport à 2008 alors que les expor- tations horlogères suisses accusaient une baisse de 22,3 % (chiffres com- muniqués par la Fédération horlo- gère). Le Swatch Group avait fait le choix de bloquer les salaires mais de garder tout son personnel. Il n’a procédé à aucun licenciement. L.P.B. : Vous le Bisontin qui résidez à Neu- châtel, que pensez-vous des relations fran- co-suisses ? F.T. : Besançon et Neuchâtel sont deux villes jumelées distantes de 110 km. Si on avait fait des autoroutes com- me cela a été fait en Bretagne après le passage du Général De Gaulle (qui avait été stupéfait de l’enclavement de la Bretagne), les deux villes seraient à une heure l’une de l’autre. Les Bisontins iraient au lac de Neuchâtel en une heure et les synergies entre les deux villes seraient bienmeilleures, notamment concernant l’Université, la chrono- métrie, les sciences médicales… Il y a le même terrain de la micromé- canique et de la précision entre les deux villes. Un Bisontin est plus proche d’un Neuchâtelois que d’un Bourguignon, et qu’un Neuchâtelois d’un Bernois. On doit absolument travailler ensemble, très en amont, dès la formation.

Zoom François Thiébaud, le Bisontin L e patron horloger a suivi des études juri- diques et commerciales à lʼUniversité de Besançon et à lʼI.C.G. de Paris avant de se diriger vers lʼhorlogerie où il est appelé pour ses compétences commerciales par la marque Rectus-Hora qui employait alors près de 100 personnes à Morteau. La crise du quartz et le déclin de lʼhorlogerie française amènent le Bisontin à traverser la frontière en 1979. Le propriétaire de la marque Breit- ling lʼappelle pour relancer la marque suis- se alors à lʼagonie. Pari réussi. En 1993, il est approché par le groupe Asia Com- mercial, propriétaire des marques Juvénia et des marques sous licence Léonard et Monta- na, avant dʼêtre “débauché” en mars 1996 par Nicolas Hayek en personne, président du Swat- ch Group, qui le propulse directement président du “paquebot” Tissot. Quand François Thiébaud reprend la direction générale de Tissot en 1996, la marque suisse vend alors 840 000 montres par an. En 2009, Tissot a écoulé 2,545 millions dʼexemplaires dans le monde. En 2010, les ventes devraient osciller entre 2,8 et 3 millions de pièces. Tissot réaliserait à lui seul plus de 400 millions dʼeuros de chiffre dʼaffaires. François Thiébaud a été décoré de lʼordre natio- nal du mérite.

Le Bisontin François Thiébaud préside la manufacture Tissot depuis 1996.

L a Presse Bisontine : La crise que tra- verse l’horlogerie depuis deux ans n’a pas semblé avoir eu d’emprise sur la marque. Comment expliquez-vous cette exception ? François Thiébaud : Depuis 1996 que je dirige la marque, Tissot a en effet connu 14 ans de croissance ininter- rompue, y compris en 2009. Nous sommes, avec Longines, les deux seules marques du groupe Swatch à avoir été positives en 2009. Plusieurs facteurs expliquent le succès de Tis- sot. D’abord c’est une marque qui a toujours fait preuve d’innovation. En 1930 déjà, Tissot sortait la premiè- re montre anti-magnétique. Nous avons inventé, dix ans avant l’I-Pho- ne, la technologie tactile avec la “T- Touch” sortie en 1999. Tissot a sor- ti lamontre plastique mécanique dix ans avant la Swatch.Nous avons uti- lisé d’autres matériaux comme la pierre (la “rockwatch”) ou le bois pour nos montres.

a ses propres marques réputées, a été négatif. L.P.B. : Dire que Tissot est positionné sur le moyen de gamme n’est pas péjoratif à vos yeux ? F.T. : Pas du tout.Avec des prix publics situés entre 150 et 700 euros, nous sommes bien dans le milieu de gam- me et nous n’avons surtout pas la prétention d’être sur le haut de gam- me. La force du Swatch Group est justement d’être organisé sous une forme pyramidale, avec une base soli- de qui est la marque Swatch, et une forme pyramidale progressive jus- qu’au haut de gamme avec Breguet, en passant par Oméga et Longines. D’autres groupes qui ont tout misé sur le luxe et le haut de gamme ont peut-être fait une erreur d’organiser leur stratégie sur la base d’une “pyra- mide inversée”. L.P.B. : Combien de personnes emploie Tis- sot ? F.T. : Nous employons 300 personnes sur notre site historique du Locle et près de 3 000 personnes avec les socié- tés que nous faisons travailler loca- lement. Dans le monde, nous avons le plus grand réseau de distribution horlogère parmi lesmarques suisses, avec 16 000 points de vente. En Suis- se, nous avons vendu 160 000montres l’an dernier avec un réseau de 480 points de vente, plus important que le réseau de Swatch. Pour le monde, nous en avons exporté 2,2 millions. L.P.B. : Pourtant la production ne se fait pas dans votre site du Locle ?… F.T. : Au Locle, c’est en effet le centre logistique, de développement des pro- duits, les services achats, vente, mar- keting et informatique. Nos princi- paux centres de production sont dans le Tessin et dans le Jura suisse, à Porrentruy.

L.P.B. : La crise est due à un certain embal- lement duquel on semble revenir ? F.T. : Nous étions en effet tombés dans une euphorie excessive.On s’aperçoit aujourd’hui qu’on n’a plus forcément besoin de changer de téléphone ou de montre tous les six mois ou tous les ans,on a oublié qu’il fallait prendre le temps de respirer, de vivre. Ce “ralenti” économique nous a fait prendre conscience qu’une mauvai- se année, comme pour un agricul- teur à cause des conditions météo, peut arriver.Nous avons eu une gros- se “grêle” dans notre système éco- nomique. Les gens ont alors privilé- gié leur vie au quotidien (et leurs vacances), ils ont donc remis d’autres achats comme la télé ou la montre à plus tard. Et grâce à’Internet, ils se sont mis aussi à comparer les prix et ont découvert certaines vérités. L.P.B. : Que par exemple les montres Tissot présentaient un excellent rapport qualité- prix… F.T. : Peut-être se sont-ils dits “pour- quoi mettre plus cher alors qu’avec Tissot, j’ai une vraie montre suisse à unprix raisonnable ?” Sans doute que nous avons bénéficié de cette pério- dede criseeneffet.Lapremièremontre traditionnelle accessible avec la répu- tation suisse, c’est Tissot. L.P.B. :Comment se porte lamarque au-delà des frontières suisses ? F.T. : Sur 17 pays européens dans les- quels nous avons une filiale, 11 ont été positifs en 2009, dont la France avec + 16%. Six ont été négatifs, dont l’Italie et l’Espagne. En Amérique duNord, le Canada a été positif, nous avons perdu aux États-Unis et au Mexique. Enfin, enAsie, nous avons profité de la montée en puissance des pays dits “émergents”. Nous sommes positifs dans 10 pays sur 11. Seul le Japon, pays très difficile qui

L’innovation s’est tou- jours faite aussi dans la façon de présenter nos produits, avec un marketing et une com- munication très pous- sés. Malgré tout cela, nous n’avons jamais perdu le côté tradi- tionnel de lamarque. Nous appartenons à un terroir et le res- pect de la tradition horlogère est fonda- mental. Enfin,Tissot a toujours fait des montres à des prix rai- sonnables. Beaucoup de marques ont aug- menté leurs prix ces dernières annéesmais parfois la cherté ne fait pas la rareté…

“Avec une autoroute, Besançon serait à 1 heure de Neuchâtel !”

François Thiébaud est aussi le président des exposants suisses au salon de Bâle et vice-président de l’association du marché suisse qui a mis en place le brevet fédéral de conseiller en vente en horlogerie.

Propos recueillis par J.-F.H.

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