Journal C'est à dire 215 - Novembre 2015

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S O C I É T É

LA JUSTICE SOUS LE FEU DES CRITIQUES La justice serait-elle trop clémente en accordant la liberté conditionnelle à des détenus qui récidivent dès qu’ils sont dehors ou qui sont libérés plus tôt que prévu ? Beaucoup de justiciables et de policiers estiment que oui au regard des dernières affaires qui ont fait la une de l’actualité. Dans ces pages, l’événement bouleversant d’un couple du Haut-Doubs qui a perdu son fils dans un accident.

“On est écœuré et scandalisé du laxisme de la justice” Le témoignage d’une famille Après avoir perdu leur fils Florian au printemps 2012, tué par un chauffard alcoolisé en sortie de boîte de nuit, Yvan et Véronique Stab ont découvert que le prévenu condamné à trois ans d’emprisonnement avec six mois de sursis était déjà en liberté conditionnelle après deux mois et sept jours d’incarcération. Une douloureuse stupéfaction.

ces questions. En réponse, ils nous ont suggéré de solliciter les députés et les sénateurs. On se demande à quoi servent toutes ces enquêtes. On a perdu notre temps. Càd : Plus rien ne sera com- me avant ? V.S. : On ne fête plus que l’anniversaire des filles. À Noël, on s’en va. Pendant des mois, Yvan qui ne voulait pas admettre le décès de son fils n’en parlait qu’au présent. Il a fait plusieurs séjours à l’hôpital. Il est tombé dans l’alcool. On a eu la chan- ce de ne pas craquer en même temps. Je suis tombée en dépres- sion au bout de trois mois. Je n’en suis toujours pas remise. On a même écrit au président de la République. Il nous a répon- du en nous présentant ses condo- léances et en mettant l’accent sur le fait qu’il fallait être sévè- re face à ce type de délit. C’est tout le contraire qui se produit. Y.S. : Cet été, on est parti en vacances où l’on allait habi- tuellement avec Florian. Je n’avais le goût à rien. C’était l’enfer. Je vis toujours dans l’espoir qu’il va revenir. Chaque fois que je vois une voiture iden- tique à la sienne, les souvenirs se réveillent. Càd : Êtes-vous restés en contact avec Yohan, le copain de Florian ? V.S. : Au départ, il se sentait cou- pable et nous évitait puis on a renoué le contact. Il nous explique qu’il n’a pas le droit de se plaindre car il est encore en vie. Florian a aussi un grand frère Alexandre qui vit très mal la sortie de pri- son aussi rapide du chauffard. De toute sa vie, Florian a eu un seul accident en percutant une biche avec sa voiture. Il a appelé les pompiers puis est res- té près de la bête qui agonisait. Celui qui l’a tué n’a pas mon- tré autant de compassion. Càd : Comment ont réagi vos proches ? V.S. : On a perdu beaucoup d’amis. On observe deux types de comportements. Ceux qui nous plaignent en se demandant tou- jours comme on a surmonté cet- te épreuve et il y a ceux qui pen- sent qu’il faut tourner la page, passer à autre chose. Càd : Et demain ? V.S. : On n’ira pas contre la déci- sion du juge. Il y a encore une bataille d’avocats pour estimer le montant du préjudice mais on a lâché l’affaire. On écrira quand même aux députés et aux séna- teurs sans se faire de grandes illusions. Y.S. : Ce n’est pas cela qui va nous ramener mon gamin. Pour moi, le bonheur s’est arrêté en avril 2012. Juste avant de par- tir, Florian s’était mis à la gui- tare. Du coup, toute la famille s’était équipée. Aujourd’hui, plus personne n’a envie de s’y remettre. Propos recueillis par F.C.

Véronique et Yvan Stab ne comprennent toujours pas pour- quoi celui qui a percuté mortellement leur fils en conduisant en état d’ivresse puisse déjà être en liberté conditionnelle.

C’ est à dire : Pouvez- vous nous rappeler les circonstances de cet accident ? Véronique Stab : Je précise d’abord que Florian était mon beau-fils et qu’il vivait avec nous depuis l’âge de 13 ans. Notre vie a basculé le 8 avril 2012 quand Florian et son meilleur ami Yohan Jacques ont décidé de ren- trer à pied depuis la discothèque de la Vrine. Notre fils qui avait alors 23 ans a été percuté par un chauffard ivre. Il a été pro- jeté à 30 m du point d’impact. Son ami Yohan a juste été frôlé. Trois des cinq passagers ont demandé au chauffard de s’arrêter pour qu’ils aillent secou- rir les victimes. Il les a dépo- sés avant de repartir à son domi- cile en prétextant plus tard qu’il pensait avoir percuté un animal. L’un des deux passagers qui étaient restés avec lui est fina- lement allé témoigner le len- demain à la gendarmerie. Le fau-

tif a été arrêté dans la journée, mis en garde à vue et incarcé- ré en préventive pendant trois mois. Càd : Comment et par qui avez-vous été informés du dra- me ? V.S. : On a été prévenu à 8 heures du matin par les gen- darmes. Ils nous ont d’abord demandés si Florian Stab était bien notre fils avant de nous annoncer son décès. À partir de là, tout s’écroule. Yvan Stab : J’ai vieilli de 10 ans d’un seul coup. Depuis ce jour- là, je ne vis plus, je survis. J’ai continué à travailler pendant un an avant de faire un infarctus, puis un accident de moto.Aujour- d’hui, je ne travaille plus et je suis toujours suivi par un psy. Càd : Avez-vous pensé au pire ? Y.S. : Oui, je me posais la ques- tion à chaque jour que je reve-

nais de Pont-d’Héry. On a tenu le coup car il fallait malgré tout s’occuper de nos deux filles jumelles. Càd : Comment ont-elles vécu cet événement dramatique ? V.S. : Elles ont réagi de façon très différente. L’une intériorise tout. Pas la moindre larme. L’autre fait exactement le contrai- re. Pendant longtemps, elles s’endormaient avec un habit de leur frère dans les mains. A priori, c’est une question d’odeurs. Càd : Avez-vous songé à chan- ger de maison ? Y.S. : On s’est posé la question. On a mis plus d’un mois après l’accident à se rasseoir à la table de la cuisine où nous partagions nos repas en famille. Càd : Comment s’est dérou- lée l’enquête ? V.S. : Il a fallu attendre trois ans avant le procès qui a eu lieu le son père. Le malfrat de 24 ans était en cavale depuis le prin- temps. Cette affaire a consterné les policiers et soulevé leur colère. “L’histoire est horrible. C’est la goutte d’eau qui fait débor- der le vase. Il y a trop longtemps que ça couvait. Nous en avons assez d’être pris pour des idiots. Cette fois, on dit stop. On veut que la loi soit appliquée avec une fer- meté proportionnelle à l’infraction” observe Thierry Silvand, du syndicat F.P.I.P. (Fédé- ration professionnelle indépendante de la police). L’exaspération des policiers est montée d’un cran à Besançon quand ils ont appris le 7 octobre qu’un détenu de la maison d’arrêt avait profité d’une sor- tie à V.T.T. pour s’échapper. “Franchement, on a l’air de quoi ? On marche sur la tête !” s’exaspère un policier mani- festant qui se demande aujour- d’hui s’il ne va pas quitter les forces de l’ordre dans lesquelles il est entré par passion il y a une quinzaine d’années. “On

22 avril 2015. On a eu droit à tous les prétextes de la part du prévenu qui a tout fait pour retar- der ce passage au tribunal : innombrables demandes de sui- vi psychologique, expertises, contre-expertises et même des examens ophtalmiques…Dès le début de l’enquête, on nous a for- matés sur le fait qu’il ne serait condamné qu’à du sursis. Pour- tant, les textes prévoient une peine de cinq ans d’emprisonnement si le préve- nu qui est poursuivi pour homi- cide involontaire accumule aus- si deux circonstances aggra- vantes. Ce qui était le cas, car il se trouvait en état d’ivresse mani- feste et qu’il a omis de s’arrêter en tentant ainsi d’échapper à sa responsabilité civile et pénale. Càd : Le chauffard a-t-il été reconnu coupable ? V.S. : Les trois prévenus ne se souvenaient de rien. Ils ont essayé de nier par tous les

moyens. Un seul des trois s’est excusé. Le chauffeur a été recon- nu coupable et condamné à trois ans d’emprisonnement avec six mois de sursis et mise à l’épreuve pendant deux ans, avec obliga- tion de travailler, obligation de soins, interdiction de fréquenter les débits de boisson et obliga- tion d’indemniser les victimes et l’annulation du permis de conduire. À la lecture du verdict, on a ressenti un certain soula- gement. Càd : Les choses ne sont pas déroulées ensuite comme vous le pensiez ? Y.S. : Incarcéré le 10 juillet 2015, il était déjà en liberté condi- tionnelle le 16 septembre. Ima- ginez notre surprise d’apprendre qu’il n’aura passé que deux mois et sept jours derrière les bar- reaux. On est écœuré et scan- dalisé du laxisme de la justice. On ne supporte pas de savoir cela. On a interrogé les juges sur de vitesse, vous aurez une amen- de à payer et vous risquez un retrait de permis. Je ne cherche en aucun cas à excuser ce gen- re de geste, mais à mon sens la justice fait trop souvent preu- ve de laxisme dans l’appréciation des affaires qu’elle juge. J’ai en mémoire l’histoire d’un délin- quant qui avait volé une voitu- re et qui conduisait ivre. Nous l’avons arrêté sept fois avant qu’il aille en prison. Vous ima- ginez s’il avait tué une famille dans un accident ? Qu’aurait- on dit ? À mon sens, cet homme a été mis hors d’état de nuire beaucoup trop tard” témoigne le gendarme. La magistrature réfute l’accusation des policiers selon laquelle ils feraient preuve de laxisme. “Au contraire, la loi est dispensée de façon très sévère par les tribunaux” dit-on du côté du Palais de Justice. Au contrai- re, la justice et la police fonc- tionneraient même main dans la main. Thierry Silvand n’en est pas convaincu. “Si nous tra- vaillions aussi bien ensemble, nous ne serions pas là à mani- fester devant le Palais de Jus- tice” termine le représentant syndical qui estime qu’il y a eu “trop de loupés” ces derniers temps du côté de l’institution judiciaire. Les policiers en paient les pots cassés. T.C.

Manifestation

Les policiers ont une dent contre la justice Le moral n’est pas au plus haut du côté des policiers. Ils ont le sentiment que par les décisions que la justi- ce prend vis-à-vis de certains délinquants, c’est leur travail qui est remis en cause.

L e 14 octobre dernier àmidi, une cinquantaine de poli- ciers en civil a manifesté en silence sous les fenêtres du Palais de Justice de Besançon. Ils entendaient dénoncer ce jour- là, comme partout en France, des conditions de travail de plus en plus dures, et une justice trop souple lorsqu’elle accorde une autorisation de sortie à des déte- nus qui, malheureusement par- fois, récidivent en liberté.

Les policiers présents avaient tous en tête le drame de Seine- Saint-Denis qui s’est noué le 5 octobre, lorsqu’un de leur col- lègue de la Brigade anti-cri- minalité (B.A.C.) a été griève- ment blessé par Winston Blam. Ce braqueur multirécidiviste n’avait pas regagné son centre pénitentiaire après avoir béné- ficié d’une permission de sortie le temps de régler des problèmes de succession suite au décès de

n’a plus de moyens de bosser. Il n’y a aucune reconnaissance de notre hiérarchie” relève un représentant du syndicat U.N.S.A. de Pontarlier. “Et quand on arrête trois, quatre, ou cinq fois les mêmes délin- quants qui passent devant les tribunaux et qui bénéficient d’aménagements de peine, on se

demande à quoi on sert” enchaîne un de ses collègues. Le 14 octobre dernier, un gendarme s’est joint aux fonctionnaires de police attroupés devant la porte du Tribunal

“Il vaut mieux commettre un vol qu’un excès de vitesse.”

de Grande Instance. Le mili- taire en fonction dans la région de Besançon est venu par soli- darité avec ses collègues dont il partage les préoccupations. “J’en suis arrivé à la conclusion que dans ce pays, il vaut mieux commettre un vol qu’un excès de vitesse. Si vous commettez un vol pour la première fois, il y a de fortes chances qu’au tri- bunal on vous fasse la morale et un rappel à la loi. Et vous sortirez libre. En revanche, si vous vous faites prendre en excès

Une cinquantaine de policiers en civil a manifesté le 14 octobre sous les fenêtres du Palais de Justice de Besan- çon. Des policiers de Pontarlier étaient là également.

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