Journal C'est à Dire 155 - Mai 2010

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L A P A G E D U F R O N T A L I E R

“Nous étions tombés dans une euphorie excessive” François Thiébaud est un des rares Français à diriger une entreprise horlogè- re en Suisse. Depuis 1996, il préside aux destinées de la marque Tissot. Il fait partie du cercle très fermé du directoire du Swatch Group, premier groupe hor- loger mondial avec un portefeuille de 20 marques horlogères, de Swatch à Bre- guet, et près de 25 000 collaborateurs dans le monde. Horlogerie

C’ estàdire : La crise que traverse l’horlogerie depuis deux ans n’a pas semblé avoir eu d’emprise sur lamarque. Comment expli- quez-vous cette exception ? François Thiébaud : Depuis 1996 que je dirige la marque,Tis- sot a en effet connu 14 ans de croissance ininterrompue, y com- pris en 2009. Nous sommes, avec Longines, les deux seulesmarques du groupe Swatch à avoir été posi- tives en 2009. Plusieurs facteurs expliquent le succès de Tissot. D’abord c’est une marque qui a toujours fait preuve d’innovation. En 1930 déjà,Tissot sortait la pre- mière montre anti-magnétique. Nous avons inventé, dix ans avant l’I-Phone, la technologie tactile avec la “T-Touch” sortie en 1999. Tissot a sorti la montre plastique mécanique dix ans avant la Swat- ch. Nous avons utilisé d’autres matériaux comme la pierre (la “rockwatch”) ou le bois pour nos montres. L’innovation s’est tou- jours faite aussi dans la façon de présenter nos produits, avec un marketing et une communi- cation très poussés. Malgré tout cela, nous n’avons jamais perdu le côté traditionnel de la marque. Nous appartenons à un terroir et le respect de la tradition horlo- gère est fondamental. Enfin,Tis- sot a toujours fait des montres à des prix raisonnables. Beaucoup de marques ont augmenté leurs prix ces dernières années mais parfois la cherté ne fait pas la rareté… Càd : La crise est due à un cer- tain emballement duquel on semble revenir ? F.T. : Nous étions en effet tom- bés dans une euphorie excessive. On s’aperçoit aujourd’hui qu’on n’a plus forcément besoin de chan- ger de téléphone ou de montre tous les six mois ou tous les ans, on a oublié qu’il fallait prendre le temps de respirer, de vivre. Ce “ralenti” économique nous a fait prendre conscience qu’une mau- vaise année, comme pour un agri- culteur à cause des conditions météo, peut arriver. Nous avons

eu une grosse “grêle” dans notre système économique. Les gens ont alors privilégié leur vie au quotidien (et leurs vacances), ils ont donc remis d’autres achats comme la télé ou lamontre à plus tard. Et grâce à Internet, ils se sont mis aussi à comparer les prix et ont découvert certaines véri- tés. Càd : Que par exemple les montres Tissot présentaient un excellent rapport qualité- prix… F.T. : Peut-être se sont-ils dits “pourquoi mettre plus cher alors qu’avec Tissot, j’ai une vraie montre suisse à un prix raison- nable ?” Sans doute que nous avons bénéficié de cette période de crise en effet. La première montre traditionnelle accessible avec la réputation suisse, c’est Tissot. Càd : Comment se porte la marque au-delà des frontières suisses ? F.T. : Sur 17 pays européens dans lesquels nous avons une filiale, 11 ont été positifs en 2009, dont la France avec + 16 %. Six ont été négatifs, dont l’Italie et l’Espagne. En Amérique du Nord, le Cana- da a été positif, nous avons per- du aux États-Unis et auMexique. Enfin, en Asie, nous avons profi- té de la montée en puissance des pays dits “émergents”. Nous sommes positifs dans 10 pays sur 11. Seul le Japon, pays très dif- ficile qui a ses propres marques réputées, a été négatif. Càd : Dire que Tissot est posi- tionné sur le moyen de gam- me n’est pas péjoratif à vos yeux ? F.T. : Pas du tout. Avec des prix publics situés entre 150 et 700 euros, nous sommes bien dans le milieu de gamme et nous n’avons surtout pas la prétention d’être sur le haut de gamme. La force du Swatch Group est jus- tement d’être organisé sous une forme pyramidale, avec une base solide qui est la marque Swatch, et une forme pyramidale pro-

gressive jusqu’au haut de gam- me avec Breguet, en passant par Oméga et Longines. D’autres groupes qui ont tout misé sur le luxe et le haut de gamme ont peut-être fait une erreur d’organiser leur stratégie sur la base d’une “pyramide inversée”. Càd : Combien de personnes emploie Tissot ? F.T. : Nous employons 300 per- sonnes sur notre site historique du Locle et près de 3 000 per- sonnes avec les sociétés que nous faisons travailler localement.Dans le monde, nous avons le plus grand réseau de distribution hor- logère parmi les marques suisses, avec 16 000 points de vente. En Suisse, nous avons vendu 160 000 montres l’an dernier avec un réseau de 480 points de vente, plus important que le réseau de Swatch. Pour le monde, nous en avons exporté plus de 2,2 mil- lions. Càd : Pourtant la production ne se fait pas dans votre site du Locle ?… F.T. : Au Locle, c’est en effet le centre logistique, de développe- ment des produits, les services achats, vente, marketing et infor- matique. Nos principaux centres de production sont dans le Tes- sin et dans le Jura suisse, à Por- rentruy. Càd : La production ne se fait pas dans le canton de Neu- châtel parce les salaires sont plus bas au Tessin ou dans le Jura ? F.T. : Pour une main-d’œuvre non qualifiée, au 1 er janvier 2010, les salaires minimaux sont de 2 500 F.S. au Tessin, 3 183 F.S. dans le Jura et 3 500 F.S. dans le canton de Neuchâtel. Càd : Comment se présente l’année 2010 ? F.T. : C’est très bien parti pour nous avec des augmentations supérieures à 20 %. Pour l’horlogerie en général, ça semble aller mieux aussi.

François Thiébaud préside la manufacture Tissot depuis 1996.

Càd : L’horlogerie sort donc de la crise ? F.T. : La crise est apparue fin 2008 et depuis, l’horlogerie a connu 14 mois de baisse. Pour les grosses commandes (Noël 2008, Noël 2009), les entreprises ont puisé dans leurs stocks et aujour- d’hui, on assiste à la reconsti- tution de ces stocks. C’est cela qui génère cette légère reprise. À fin mars 2010, on pensait arriver au niveau des années 2006-2007. L’horlogerie en général va retrou- ver un niveau comparable à 2008. Càd : Et le Swatch Group qui représente environ 30 % de l’horlogerie suisse ? F.T. : Le groupe s’en est plutôt mieux tiré. En 2009, le Swatch Group était en baisse (pour l’horlogerie) de 7,7 % par rapport à 2008 alors que les exportations horlogères suisses (chiffres com- muniqués par la Fédération Hor- logère) accusaient une baisse de 22,3 %. Le Swatch Group avait fait le choix de bloquer les salaires mais de garder tout son person- nel. Il n’a procédé à aucun licen- ciement. Càd : Vous qui résidez entre Neuchâtel et Besançon, que pensez-vous des relations fran- co-suisses ? F.T. : Besançon et Neuchâtel sont deux villes jumelées distantes de 110 km. Si on avait fait des auto- routes comme cela a été fait en Bretagne après le passage du Général De Gaulle (qui avait été stupéfait de l’enclavement de la Bretagne), les deux villes seraient à une heure l’une de l’autre. Les Bisontins iraient au lac de Neu- châtel en une heure et les syner- gies entre les deux villes seraient bien meilleures, notamment concernant l’Université, la chro- nométrie, les sciences médicales… Il y a le même terrain de lamicro- mécanique et de la précision entre les deux villes. Un Bisontin est plus proche d’un Neuchâtelois que d’un Bourguignon, et qu’un Neuchâtelois d’un Bernois. On doit absolument travailler ensemble, très en amont, dès la formation.

Zoom François Thiébaud, de Morteau au Swatch Group L e patron horloger a suivi des études juridiques et com- merciales à lʼUniversité de Besançon et à lʼI.C.G. de Paris avant de se diriger vers lʼhorlogerie où il est appe- lé pour ses compétences commerciales par la marque Rec- tus-Hora qui employait alors près de 100 personnes à Mor- teau. La crise du quartz et le déclin de lʼhorlogerie françai- se amènent le Bisontin à traverser la frontière en 1979. Le propriétaire de la marque Breitling lʼappelle pour relancer la marque suisse alors à lʼagonie. Pari réussi. En 1993, il est approché par le groupe Asia Commercial, pro- priétaire des marques Juvénia et des marques sous licence Léo- nard et Montana, avant dʼêtre “débauché” en mars 1996 par Nico- las Hayek en personne, président du Swatch Group, qui le propulse directement président du “paquebot” Tissot. Quand François Thiébaud reprend la direction générale de Tis- sot en 1996, la marque suisse vend alors 840 000 montres par an. En 2009, Tissot a écoulé 2,545 millions dʼexemplaires dans le monde. En 2010, les ventes devraient osciller entre 2,8 et 3 mil- lions de pièces. Tissot réaliserait à lui seul plus de 400 millions dʼeuros de chiffre dʼaffaires. François Thiébaud a été décoré de lʼordre national du mérite.

Chaque année, plus de 2,5 millions de montres transitent par le siège de l’entreprise Tissot, basé au Locle. Une des plus importantes plateformes logistiques de l’horlogerie suisse.

François Thiébaud est aussi le président des exposants suisses au salon de Bâle et vice-président de l’A.M.S. (Association des fabricants d’horlogerie). Dans cette fonction, il a initié la formation de Conseiller(ère) de Ven- te en Horlogerie, aujourd’hui assurée au Locle et à l’issu de laquelle les étudiants reçoivent un brevet fédéral.

Propos recueillis par J.-F.H.

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