Journal C'est à Dire 143 - Avril 2009

V A L D E M O R T E A U

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“Mission frigo” dans les poubelles des supermarchés Phénomène Des glaneurs se lèvent très tôt pour aller fouiller les poubelles des grandes surfaces au moment où celles- ci renouvellent leur stock de marchandises. Ceux qui livrent à ces pratiques de consommation le font souvent par nécessité. Le phénomène, né en ville, s’étend peu à peu dans nos campagnes. Rencontre avec des habitués qui écument les grandes surfaces du département.

I l est six heures du matin. Justine attend à l’arrière d’un supermarché que les pou- belles soient sorties.Une fois dehors, elle pourra commencer à les fouiller juste avant le passage des éboueurs. La “mission frigo” peut débuter pour cette jeune femme qui vient là une fois par semaine, le lundi matin. C’est le jour des livraisons, le moment où le magasin rentre de nou- velles marchandises débarquées par camion. Les denrées périssables sont donc débarrassées des rayons et jetées à la poubelle. Il y a de tout : des légumes, des

viandes, des poissons, des bois- sons, des yaourts. La plupart du temps, la date de fraîcheur de ces produits arrive à échéan- ce. Pour Justine, ils sont consom- mables tout de suite. “Je rem- plis le frigo gratuitement. Fran-

en fonction de ce que je trouve. J’ai même ramassé des œufs de caille. Je ne suis pas certaine d’en avoir déjà mangé” dit-elle. Ce matin-là, Justine remplit deux grands sacs. Il n’y a pas de légumes. Un employé du maga-

que tout partira aux ordures” déplore Pierre. Parmi ses amis glaneurs, il y en a qui effectuent des “missions frigo” dans des supermarchés du Haut-Doubs. Il refuse tou- tefois de communiquer l’adresse “où l’on trouve vraiment de tout, même des viennoiseries” , de peur de donner des idées à d’autres glaneurs, redoutant aussi que cette publicité pousse le maga- sin à prendre des mesures res- trictives. “En tout cas, ils ne vien- nent pas chez nous” note le res- ponsable d’une grande surface pontissalienne. “Tous les pro- duits sont systématiquement broyés sur place. D’ailleurs, on peut assimiler les pratiques des glaneurs à de la violation de pro- priété privée et à du vol de mar- chandise.” Même constat dans ce supermarché de Valdahon où les denrées périssables qui par- tent à la déchetterie sont inac- cessibles. Parfois, des gérants de super- marché tolèrent que les pou- belles soient visitées. Les gla- neurs qui le savent gardent jalousement leurs “bons plans.” Phil a découvert une adresse par hasard, en rentrant chez lui I ls ne sont que quelques-uns à faire régulièrement le tour des marchés pour récupérer des fruits et légumes. À 24 ans, les cheveux en bataille et couvert d’une veste de velours clair, Pier- re est aux abonnés glaneurs.Mais cet ouvrier saisonnier agricole globe-trotter , le fait moins par nécessité que par principe. “J’ai grandi dans une famille qui n’était pas très aisée et où on m’a appris à ne pas jeter la nour- riture. Par a tellement de gâchis et une tel- le surproduction alimentaire, que je récupère par conviction écologique. Tant mieux qu’il y ait cette crise si elle peut per- mettre aux gens d’apprécier la vraie valeur des choses et mesu- rer la chance qu’ils ont de pou- voir manger. Ma manière de fai- re me donne la possibilité de réa- liser des économies. Je mange pour pas cher” sourit-il. Tomates, navets, poivrons, pommes, carottes, et d’autres choses encore, la collecte du jour lui fut finalement assez profi- table. “Les cinq fruits et légumes qu’il faudrait manger par jour, il y est” plaisante une maraî- chère. Fraîchement retirés des étals, les produits qu’il glisse dans son filet ont encore un bel aspect. Mais il ne devra pas attendre pour les consommer. Pierre ne fait son marché que lorsqu’il n’a plus rien en réser- “Toujours de quoi faire une soupe.” ailleurs, mon regard sur la nature s’est développé avec le temps. Dans cette société occidentale, il y Rencontre

sin a déversé de l’eau de javel dans la poubelle qui les contenait. Cet- te pratique courante est censée décourager les

chement, quand je fais mes courses, mon budget ne me permet d’acheter que du premier

“C’est la nécessité qui nous pousse.”

glaneurs. “Souvent, les grandes surfaces procèdent ainsi quand elles nous voient arriver, ou alors elles cadenassent les containers pour qu’on ne puisse pas se ser- vir. Comme ça elles sont certaines

prix. Là, je trouve des barquettes de viande à 6,70 euros. Jamais, en temps normal, je ne pourrais m’acheter un morceau de vian- de à ce prix, pour une seule assiet- te en plus. Là, je fais à manger

Les glaneurs fouillent les poubelles des supermarchés juste avant le passage des éboueurs.

au petit matin il y a tout juste un mois. “J’ai vu en passant près du magasin ce qui se jetait. J’ai halluciné.” Ce garçon pourrait subvenir à ses besoins en fai- sant ses courses dans les super- marchés comme tout le monde. Mais pourquoi acheter des mar- chandises, alors qu’en attendant un peu elles finiront à la pou- belle chaque début de semaine ? “C’est inadmissible que l’on jet- te de la nourriture dans de telles quantités. On trouve des mor- ceaux de viande de premier choix. Franchement, on pourrait nour- rir tous les gens qui en ont besoin” estime-t-il, qualifiant

cette situation de dérive de la société de consommation. Pour des raisons d’hygiène, Phil ne prend que des produits qui sont sous vide. “Beaucoup de mes amis ont des réticences à l’idée que les denrées viennent des pou- belles. Moi j’ai dépassé ce stade.” Justine n’est pas devenue gla- neuse par plaisir. “C’est la néces- sité qui nous pousse à passer la barrière de principe. La per- sonne qui a les moyens de fai- re ses courses ne se lève pas à 5 heures du matin pour fouiller les poubelles.” T.C.

Histoire

L’heure a sonné pour la Grande Fabrique C’est pour créer “des montres à cent sous” que Belzon avait construit cet étonnant bâtiment à Morteau il y a plus de 120 ans.

Pierre glane d’abord par principe Mardi 21 avril, c’est la fin du marché à Morteau. Les maraîchers sont par- tis. Une dame s’approche et remplit une cagette des produits laissés là. Comme elle, ils sont de plus en plus nombreux à “glaner”.

ve et ne récupère qu’en fonction de ses besoins. Son régime ali- mentaire est dicté par ce qu’il parviendra à glaner. Qu’importe le résultat, il s’en accommode toujours. “Parfois, je récupère trente courgettes. Depuis quatre

ans, je fais de la confiture avec les produits du marché même au kiwi et à l’orange. J’en ai d’ailleurs donné un pot au maraîcher. Au minimum, il y a toujours de quoi faire une sou- pe.”

La Grande Fabrique, avec à l’arrière la cheminée de la machine à vapeur qui produit l’énergie nécessaire aux moteurs qui entraînent les transmissions à courroies.

A vec la démolition dans les années quatre- vingt de la Grande Fabrique, c’est une page de l’histoire horlogère du Val de Morteau qui s’est tour- née. Ce bâtiment cossu qui bor- dait la rue Pasteur avait été construit plus d’un siècle aupa- ravant sous l’impulsion de Mon- sieur Belzon, “un Méridional un peu utopiste” explique Hen- ri Leiser, spécialiste de l’histoire locale. Il avait eu l’idée d’implanter dans le Haut-Doubs une manufacture horlogère dans le but de créer “des montres à

cent sous.” Après s’être fait éconduire par la municipalité du Russey, c’est à Morteau qu’il érige cette construction “qui dans son prin- cipe rappelle

situe la maison du régisseur qui se lève tôt pour préparer la jour- née de travail et au couchant, celle du comptable qui reste tard le soir pour finir les comptes

journaliers” observe Henri Leiser. En 1880, l’usine Belzon Frères est opéra- tionnelle. Elle emploiera jusqu’à 800 personnes. “Au

l’organisation de la Saline d’Arc-et- Senans, avec au centre, le logement du directeur et de part et d’autre des ateliers

“Sa société de musique et de gymnastique.”

largement ouverts à la lumiè- re du jour. Les bâtiments ali- gnés sont dans la même uto- pie visionnaire que ceux de Clau- de-Nicolas Ledoux. Au levant se

plus fort de son activité, elle avait sa société de musique et de gym- nastique.” Criblée de dettes, les Belzon vont se séparer de cette affai- re. Les établissements horlo- gers J. Simon occuperont à leur tour les locaux pendant l’entre- deux-guerres. Selon Henri Lei- ser, l’horlogerie, dans ce bâti- ment, s’éteindra après la secon- de guerre mondiale. Jusqu’à sa démolition, cette construction “futuriste” cédée aux mains de plusieurs propriétaires fut par- tiellement occupée par des com- merçants. Si la question du deve- nir de la “Grande Fabrique” était posée aujourd’hui, elle aurait été probablement conservée au nom de la sauvegarde du patri- moine.

Pierre, 24 ans, glane en réaction à la société du “tout jetable”.

Le bâtiment est démoli dans les années quatre-vingt.

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