Journal C'est à Dire 100 - Mai 2005

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D O S S I E R

Urbanisme Aux sources d’un patrimoine urbain unique au monde

L’urbanisation de La Chaux-de-Fonds et du Locle réside dans l’interaction de plusieurs facteurs liés à l’histoire, l’économie, les mentalités et la topographie des lieux. Expli- cations en compagnie de Jean-Daniel Jeanneret, architecte du patrimoine au service urbanisme de La Chaux-de-Fonds.

C’ est à dire : Sur quoi repose le caractère exceptionnel de ce patrimoine ? Jean-Daniel Jeanneret : On est en présence d’un cas d’ur- banisme assez unique au mon- de pour deux raisons. L’une se réfère à sa conception et l’autre à la qualité de sa conservation dans le temps. Càd : Peut-t-on rappeler les causes qui sont à l’origine de cette conception sans précé- dent ? J.-D.J. : La Chaux-de-Fonds a été victime d’un terrible incen- die en 1794. D’où une volonté de reconstruction en vue d’éviter un nouveau sinistre. Cette pré- occupation s’est transcrite par des rues plus ou moins droites, des massifs d’habitations sépa- rés les uns des autres et l’utili- sation de matériaux qui ne brû- lent pas comme la pierre et la tuile. Au XIX ème siècle, le déve- loppement de l’économie horlo- gère va générer une explosion démographique. Dès 1834, les autorités jugent nécessaire d’éta- blir un plan d’urbanisation, conçu

par Charles-Henri Junod, ingé- nieur aux ponts et chaussées. La topographie des lieux qui se présente sous la forme d’une vallée douce favorise la construc- tion d’une ville régulière. L’ab- sence d’un noyau médiéval à La Chaux-de-Fonds laisse le champ libre à la cohérence du projet. Le village va se transformer en vil- le sur ces bases-là. Càd : L’horlogerie a-t-elle une incidence primordiale ? J.-D.J. : C’est le levier écono- mique indissociable de l’urba- sidérurgiques. Elle permet d’avoir une symbiose entre l’habitation et l’industrie. En citant Marx, “la ville forme à elle seule une gran- de manufacture.” On débute avec une urbanisation de type atelier. Ce processus se poursuivra sans discontinuité au fil des modes d’industrialisation. En se déve- loppant sur ce même moteur, la ville présente une sorte de témoi- gnage évolutif très complet. nisation. Cette branche d’activité ne nécessite pas d’infrastructures lourdes comme dans les cités minières ou

puise son inspiration dans les Champs-Élysées. Càd : Qu’est ce qui différen- cie ce patrimoine ? J.-D.J. : Qui dit patrimoine inté- ressant ne dit pas forcément patrimoine pittoresque. Si on prend soin de dépasser une conno- tation patrimoniale du premier degré, alors on prend conscience de la richesse de La Chaux-de- Fonds. Cela suppose un petit effort d’observation. Càd : Vous évoquiez la qua- lité de la conservation. J.-D.J. : La Chaux-de-Fonds a moins souffert qu’ailleurs du pro- cessus de démolition du patri- moine urbanistique mis enœuvre après la Seconde Guerre Mon- diale. En plus, il restait suffi- samment de place pour permettre un développement dans le pro- longement des quartiers anciens. Avec les crises horlogères des années 70, il n’y avait plus d’ar- gent pour songer à entreprendre un “massacre urbain”. Le temps faisant son œuvre, on tend à pro- téger ce patrimoine depuis une vingtaine d’années avec un cer-

Càd : On sent une certaine opulence en parcourant ce plan en damier. J.-D.J. : L’horlogerie implique unmode de rationalisation indus- triel et une qualité de vie des habi- tants. On est dans une cité ouvriè- re de grand standing. Les bâti- ments présentent des façades assez soignées. C’est surtout à l’intérieur que se dissimulent les signes de richesses : parquets, boiseries, faïences, stucs… Càd : Comment expliquer la profusion d’éléments artistiques dans la décoration des bâti- ments ? J.-D.J. : Tout est enco- re lié à l’horlogerie. Le mode de commercialisation de cette acti- vité implique de voyager beau- coup. Les montres se vendent sur des comptoirs disséminés dans tous les pays. Les Chaux-de-fon- niers sont amenés à découvrir ce qui se passe dans les grandes capitales. Cela se traduit en retour par de multiples emprunts com- me le théâtre à l’italienne, la vil- la turque ou encore le Pod qui

Jean-Daniel Jeanneret en train de consulter le premier plan d’urbanisation conçu au XIX ème siècle par Charles-Henri Junod.

tain succès.

re de constituer le dossier avant d’entrer dans le vif du sujet cet automne. Rien ne sera officiali- sé avant 2010, je pense. Càd : Est-ce que cela entraî- nera des contraintes supplé- mentaires pour les proprié- taires ? J.-D.J. : Non. Il n’y aura pas de grands changements par rap- port à la politique de conserva- tion existante. Il ne s’agit pas d’une mise sous cloche des 2 villes. O Propos recueillis par F.C.

“Pas une mise sous cloche des 2 villes.”

Càd : Que vous inspire le pro- jet Unesco ? J.-D.J. : L’inscription au patri- moine mondial représente un enjeu de reconnaissance natio- nale et internationale. Cette can- didature va nous permettre de repositiver l’image de ces deux villes, de balayer les a priori de cités grises, froides, isolées. Càd : Quand peut-on envisa- ger ce classement ? J.-D.J. : Ça prendra du temps. On étudie en cemoment lamaniè-

Patrimoine Un théâtre à l’italienne Plus ancienne salle de spectacle de La Chaux-de-Fonds, le théâtre sur- prend par l’originalité de sa conception et de ses décors. Depuis 1990, il est classé monument historique d’importance nationale.

Architecture

Quand la maison se fait lumière Inspiration d’un voyage en Orient, la Villa Turque a été édifiée en 1916 selon les plans de Charles-Édouard Jeanneret, dit Le Corbusier. Cette œuvre de conception révolutionnaire sera le fondement de la carrière du génial architecte. E n pénétrant dans cet- te maison, on est immé- diatement étonné par la luminosité qui y

L a culture passe parfois avant la santé. Conçu sur les plans de l’architecte Peter Felber, ce qui était alors le Casino-Théâtre a été construit en 1836-1837, soit une bonne douzaine d’années avant le premier hôpi- tal. La salle et ses décors de style Louis XV, notamment des masques de la Comé- die, en font un rare bijou. C’est avec celui de Bellinzone, le seul théâtre à l’italien- ne du pays. La forme en fer à cheval des balcons qui s’étagent sur plusieurs niveaux est caractéristique. On s’installait ici pour voir et être vus. Au cours de son histoire, ce monument a été plu- sieurs fois modifié avec plus ou moins de réus- site. En 1998, une campagne nationale de récol- te de fonds est lancée pour financer une res- tauration devisée à 18 millions de francs. Entre- pris entre 2001 et 2003, les travaux ont per- mis de regrouper le théâtre et la salle de musique voisine en un seul complexe culturel baptisé

L’heure bleue. Tout a été réalisé dans le respect ade l’authenticité des lieux avec une restitution du décor et des toiles peintes. La scène a été entièrement rénovée pour offrir une bonne qua- lité acoustique. De nouveaux espaces ont été aménagés pour les artistes. Le projet intégrait la modernisation de l’équipement tech- nique et la création d’un restaurant au rez-de-chaussée du bâtiment. Tel qu’il se présente aujourd’hui, le théâtre contient 531 places et dispose d’une fosse d’or- chestre pour 30 musiciens. Il accueille, en com- plémentarité avec la salle de Beau-Site, une sai- son théâtrale et musicale organisée par la fon- dationArc en Scènes. Partageant la même entrée, la salle de musique abrite un espace de 1 200 places à l’acoustique exceptionnelle. Elle est considérée comme l’une des 30 meilleures salles du monde de ce point de vue. Plusieurs grandes marques de disques l’utilisent régulièrement pour leurs enregistrements. O

règne. Une sensation qui n’est pas sans rappeler celle ressen- tie en s’introduisant dans un édifice religieux. L’immense piè- ce centrale, sorte de salon d’en- trée dont la hauteur du plafond correspond presque à celle du toit de la Villa, baigne dans la lumière venue du Sud. L’har- monie des lignes, courbes et droites, rivalise avec le doux jeu d’ombres et de reflets des murs, couleur crème. En montant par l’escalier intérieur dans les gale- ries menant aux chambres, la vue plongeante sur le salon déga- ge d’autres impressions toujours aussi envoûtantes. Quel que soit l’angle choisi, la visite de cette demeure est un régal pour l’œil. Sitôt rentré d’un voyage en Orient, le jeune architecte se voit commander une villa par Anatole Schwob, riche indus- triel local. En proposant ses plans à son client, les intentions de Jeanneret sont bien arrêtées : faire une œuvre d’art et “une œuvre de pure architecture.” Le chantier démarre le 11 août 1916. Quelques mois plus tard,

C’est un rare bijou.

Riche de symboles, la Villa Turque est certainement la réalisation la plus accomplie du Corbusier en matière d’architecture domestique.

qué de deux absides latérales. La façade Nord est presque aveugle alors qu’une immense baie vitrée ouvre sur le Sud. Le toit plat sert de terrasse. Le Cor- busier a associé la brique et le béton. La couleur ocre des briques renforce le caractère oriental de l’édifice. La manu-

Renseignements Office de tourisme : 00 41 32 889 68 95

un litige oppose les 2 personnes. Il s’avère que le prix de l’édifice sera beaucoup plus éle- vé que prévu. Cet épi-

facture d’horlogerie Ebel a acquis la Villa Turque en 1987 et a entrepris de la restau- rer en faisant appel,

Une œuvre de pure architecture.

sode sera l’un des éléments qui déterminera l’installation défi- nitive de Le Corbusier à Paris. L’élaboration de la maison est révolutionnaire. Son cœur est composé de 16 piliers soutenant deux dalles quadrangulaires. Ce dispositif supprime les murs porteurs. Le bloc central est flan-

pour l’ameublement, à l’archi- tecte d’intérieur Andrée Put- man. La villa est devenue le centre de relations publiques de la mai- son Ebel. Elle est ouverte gra- tuitement au public tous les pre- miers et troisièmes samedis du mois de 11 heures à 16 heures. O

La dernière restauration a permis de restituer le décor et les toiles peintes avec un grand souci d’authenticité.

L’immense pièce centrale baigne dans la lumière.

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